Il peut sembler téméraire d’associer une notion aussi complexe que celle de mythe à la vie d’un personnage historique. Les tentatives de définition sont nombreuses mais elles n’épuisent jamais le sens et l’on se trouve souvent contraint d’utiliser des raccourcis pour rendre les analyses plus commodes. Par ailleurs, on sait que les Romains ne faisaient pas toujours bien la différence entre mythe et histoire1 (sommes-nous nous-même capables de la faire?) et même si Cicéron prétend distinguer le vrai du faux dans le récit des origines de Rome,2 force est de constater que le débat sur les interpénétrations entre le fabuleux et le réaliste demeure très épineux. D’aucuns ont proposé le terme de “mythe historique” à l’instar de Pierre Grimal, qui le définit comme un récit qui a fini par “perdre tout caractère merveilleux et qui se dissimule sous les apparences de l’histoire”.3 Cette caractérisation présente l’avantage de mettre en exergue l’aspect théâtral du mythe. Il nous semble en effet que le monde du mythos est celui de la tromperie; entendons par “tromperie” non pas un mensonge sérieux qui vise à nuire à autrui mais une illusion artistique propre à édifier le spectateur. Les récits légendaires sont en effet de véritables divertissements et c’est sans doute pour cela qu’ils ont constitué une matière de choix pour créer des pièces de théâtre. Ils proposent une immersion dans un monde fantasmé plus ou moins éloigné de la réalité du citoyen, tout en lui suggérant des pistes de réflexion sur des problématiques spécifiques. Ainsi Georges Dumézil préfère-t-il évacuer l’idée que la mythologie est “un tissu de mensonges religieux et poétiques” pour parler d’une “mise-en-scène du passé”.4 Nous croyons que ces quelques mots décrivent parfaitement la prose suétonienne en de multiples endroits.
En gardant présent à l’esprit que la relation historique est une re-présentation des faits, cet article se propose ainsi de réfléchir sur la potentialité théâtrale et le degré de véracité de la Vie de Caligula de Suétone en s’appuyant sur quelques épisodes emblématiques du règne du fils de Germanicus, et en établissant des points de comparaison avec l’Histoire Auguste, recueil de biographies inspirées des Vies des douze Césars dans lequel la fiction occupe une place prépondérante.5
Caïus César n’a régné que trois ans, dix mois et huit jours, aux dires de Suétone.6 Mais son souvenir a traversé les siècles, et la puissante rhétorique de blâme mise en œuvre par le Moyen-Âge chrétien à l’encontre de son neveu Néron n’aura pas réussi à effacer complètement son souvenir. Les récits sur Caligula demeurent fascinants sans doute parce qu’ils reposent sur une mise en abyme permanente. Toute sa vie ne fut qu’un vaste spectacle macabre, lui qui demandait au bourreau de frapper sa victime “de manière à ce qu’[elle] se sente mourir”.7 Empereur-histrion, il se travestit en Vénus, court les lieux de débauche dissimulé sous un long manteau et une perruque, ou encore fait venir trois consulaires en pleine nuit pour leur montrer un nouveau pas de danse.8 Le goût pour la mise-en-scène est une caractéristique du tyran, qu’il soit antique ou moderne. Au siècle précédent, Marc Antoine, lors des fêtes des Lupercales, tente de placer sur la tête de Jules César (s’il faut considérer celui-ci comme un tyran) une couronne de roi.9 Léo Strauss, qui a analysé le Hiéron de Xénophon, a émis l’hypothèse que le personnage éponyme du dialogue noircit à souhait sa condition de tyrannos pour dissuader le sage Simonide de tenter de prendre sa place.10 Ainsi, il faudrait voir dans le discours de Hiéron —discours qui décrit le tyran comme un homme malheureux qui est condamné à se pendre! (Ἀλλ᾽ εἴπερ τῷ ἄλλῳ, ὦ Σιμωνίδη, λυσιτελεῖ ἀπάγξασθαι, ἴσθι, ἔφη, ὅτι τυράννῳ ἔγωγε εὑρίσκω μάλιστα τοῦτο λυσιτελοῦν ποιῆσαι. Μόνῳ γὰρ αὐτῷ οὔτε ἔχειν οὔτε καταθέσθαι τὰ κακὰ λυσιτελεῖ)—11 la dramatisation volontaire d’un souverain malicieux qui veut contrôler l’opinion. Caligula a su lui aussi théâtraliser son règne.
En 39, le jeune prince fait construire un pont de bateaux dans la baie de Baïes.12 L’ensemble, qui mesure plus d’un kilomètre, relie le port de Baïes à la digue de Pouzzoles. Deux jours durant, vêtu en conquérant oriental, il le traverse à cheval alors que de somptueux festins nocturnes illuminent la crique. Ce spectacle grandeur nature inspire à Dion Cassius ces célèbres paroles: “et il [Caligula] voulait certes faire de la nuit le jour, comme de la mer la terre”.13 La teneur hautement poétique de ce discours n’a pas échappé à un Alfred de Musset qui a réemployé ces mots pour décrire le règne débauché et sauvage du duc Alexandre de Médicis dans Lorenzaccio.14 Un jeu avec des antithèses aussi fortes dénote en effet une certaine emphase et les mots constituent une “mise-en-scène du metteur-en-scène”. Cet épisode est un cas emblématique de l’illustration du goût démesuré et immoral du tyran pour l’Orient, auquel de nombreux chercheurs, après les historiens anciens eux-mêmes, se réfèrent pour commenter le règne. Caligula veut rivaliser avec le grand Xerxès, nous dit Suétone.15 Il prend le costume du chef de guerre et rejoue la scène du franchissement de l’Hellespont. Jean-Noël Castorio a émis l’idée que cette “accusation de souverain oriental” n’est pas valable puisqu’elle est dans l’Antiquité une “attaque rhétorique” traditionnelle utilisée pour discréditer des adversaires politiques.16 L’historiographie sénatoriale y avait déjà recouru pour Jules César alors que Octave en avait fait la clé de voûte de sa propagande contre Antoine.17 L’opposition schématique de la louable moderatio romaine aux vices chaotiques portés par les royautés hellénistiques, stéréotypée, constitue tout naturellement la toile de fond des discours sur l’empereur qui a introduit la proskynèse à Rome, autorisé le culte d’Isis aux côtés de ceux des dieux olympiens et commis des incestes avec ses sœurs. Si l’on suit cette hypothèse, il est alors légitime de se demander si Caligula a réellement voulu rivaliser avec Xerxès ou s’il ne s’agit pas là d’une nouvelle opportunité d’instruire son procès. Deux autres raisons sont données par Suétone pour justifier la construction du pont outre la compétition avec le Grand Roi: effrayer l’ennemi germain et breton en lui montrant sa grandeur et mettre à mal la prédiction de Thrasylle, qui avait dit à Tibère que Caïus n’avait pas plus de chance de devenir empereur que de franchir à cheval la baie de Baïes.18 Tous ces motifs veulent dénoncer l’hybris du prince. On avance déjà depuis un certain temps l’hypothèse que Xerxès n’aurait nullement voulu faire preuve de mépris envers les dieux en édifiant ses ponts de bateaux et en malmenant les eaux de l’Hellespont. Comme l’indiquent Dominique Briquel et Jean-Luc Desnier, il s’agirait plutôt d’une “épreuve qualifiante”19 mettant en jeu le maître des eaux Apim Napât et destinée à affirmer la légitimité du Grand Roi. En outre les recherches archéologiques nous ont montré que le souverain perse, contrairement à ce qu’affirmaient les Grecs, ne prétendait pas être un dieu vivant. Une inscription funéraire à NaqS-e Rostam indique que Darius Ier se présente de la façon suivante:
Un grand dieu est Auramazdā qui a créé cette terre-ci, qui a créé ce ciel-là, qui a créé l’homme, qui a créé le bonheur pour l’homme, qui a fait Darius roi, unique roi de nombreux, unique souverain de nombreux. Je suis Darius le grand roi, le roi des rois, le roi des pays de toutes origines, le roi sur cette terre grande au loin, le fils de Vistaspa, l’achéménide, Perse, fils de perse, Aryen, de souche aryenne (DNa 1-15).20
La démesure des Perses est un outil rhétorique de propagande démocratique, destiné à critiquer les systèmes despotiques et défendre la vertu civique de la piété envers les dieux, comme on l’observe dans la pièce d’Eschyle Les Perses.21
Il nous semble que les Romains ont hérité de la perception grecque sur ce point, bien que leur Empire intègre des territoires orientaux et que le contact entre les cultures ait pu désamorcer de mauvaises interprétations. Par ailleurs, montrer sa grandeur aux ennemis est un acte d’orgueil et aller à l’encontre de la prédiction d’un devin signifie défier insolemment la volonté divine. La condamnation de l’hybris constitue donc le véritable sens des lignes suétoniennes. Il est intéressant par ailleurs de relever une possible corrélation de cet épisode du pont de bateaux avec une autre séquence de la Vie: Caïus “jetait des digues dans une mer profonde et orageuse; il faisait fendre les rochers les plus durs; il faisait élever les plaines à la hauteur des montagnes, et raser les montagnes au niveau des plaines”.22 Là encore, le prince pourrait être comparé à Xerxès: à la suite du Grand Roi qui avait voulu réunir deux continents que la terre avait séparés et “remis en cause le partage de l’univers”,23 il renverse l’ordre de la nature et met en péril la stabilité du cosmos, la pax deorum.24 Pour mémoire, ce thème du tyran défiant les forces de la Nature dans le but non plus de la maîtriser mais de la transformer excita la fantaisie du rédacteur de l’Histoire Auguste, qui utilise le ressort dans le cadre de sa rhétorique du blâme des pessimi principes.25 Toutes les prouesses caliguléennes ont-elles vraiment existé? Ou devrait-on déjà reconnaître un jeu littéraire mené par un Suétone qui, par ailleurs, n’hésite pas à accentuer le trait en d’autres endroits de son recueil? Quoiqu’il en soit, la place qu’occupent ces passages dans la composition de la biographie nous laisse rêveur. À plusieurs chapitres d’intervalle, l’épisode du pont de bateaux et l’énumération des travaux à grande échelle font sentir au lecteur que ces comportements mégalomaniaques sont une habitude; cette astuce ancre dans l’esprit du public l’image de l’odieux transgresseur des lois de la Nature.
Dans la sphère du réel, Caligula s’est inscrit dans une entreprise de déshumanisation de lui-même car il voulait se déifier de son vivant. La lecture des textes nous fait remarquer que la démarche de Suétone est partiellement similaire. Il déshumanise l’homme mais dans la perspective de laisser l’image d’un monstrum. Au même titre que la transgression de la nature, l’inceste avec les sœurs est une forme de démesure abondamment commentée par les critiques. Mais il convient là aussi de souligner l’appropriation toute particulière qu’a faite le biographe de ce phénomène. Certes l’inceste est un crime grave; il introduit la confusion dans un monde fondé sur l’ordre et le classement des individus. Comme l’indique Philippe Moreau, ne plus savoir si un romain est le frère ou le mari d’une femme nie “l’essence même” de la société romaine.26 “Si on ne sait plus où est chacun, on ne sait plus qui est chacun, puisque l’identité, pour partie, se déduit de la position dans un système de relations: on comprend la gravité du vertige cognitif créé par l’inceste et donc la violence des réactions qu’il suscitait”.27 Mais il faut rappeler que le début du principat voit un allégement des peines pour les crimes graves. La peine de mort n’est plus l’unique sanction de l’inceste et Suétone relate comment Auguste tente d’éviter à un parricide le châtiment du culleus.28 Par ailleurs, ce type de relation faisait partie du monde romain. Les spécialistes estiment qu’avant l’édit de Caracalla, un sixième des mariages contractés en Égypte l’étaient entre frères et sœurs.29 Enfin Moreau a relevé “l’incontestable tendance des élites, sans doute d’ailleurs répandue plus largement dans la société romaine en dehors de leur cercle, à pratiquer des mariages internes, ‘au plus proche’, dès que la loi du moment l’autorisait”, qui “[contredisait] donc l’idéologie exogamique proclamée”.30 Claude, quelques années après le règne de Caïus, réussira à se marier avec sa nièce Agrippine sur autorisation du Sénat; et il faut rappeler que “l’intensité de l’horreur n’était pas modulée en fonction de la proximité objective des parentés”.31 Ceci nous prouve que l’inceste, s’il n’était a priori pas naturel et permis, demeurait toutefois toléré. Il peut constituer un crime grave sur le plan théorique et aux yeux de la loi mais dans les faits, il nous semble qu’il participe davantage, pour Suétone, à une stratégie rhétorique destinée à noircir le portrait du prince qui souille les antiques mores.
Mais l’horreur des mœurs s’accompagne de l’horreur physique. Les chercheurs tentent depuis longtemps de savoir si l’on peut déceler des intentions physiognomonistes dans les écrits suétoniens. Il ne faut pas affirmer de façon trop péremptoire que les historiens antiques adhéraient spontanément à la pseudo-science. Il est vrai qu’elle connut un grand succès, notamment au IVe siècle, et que le rédacteur de l’Histoire Auguste semble l’avoir exploitée dans ses biographies. Derrière le rapprochement de Caïus avec une chèvre se profilerait le syllogisme zoologiste qui conclut qu’un homme ressemblant physiquement à un animal partagerait le caractère de ce même animal, dans le cas de la chèvre la lubricité ou encore l’avarice. Le débat est passionnant et nous n’avons pas de solution définitive à cette question. Il est clair que la comparaison est peu flatteuse; clair également que la mention d’un tel portrait physique en fin de biographie est destinée à graver dans l’esprit du lecteur une image sombre du princeps. Contentons-nous de dire simplement que Suétone poursuit la déshumanisation de son personnage jusqu’à la fin de sa biographie, en le rabaissant au statut de bête.32 Le châtiment est terriblement offensant car on se souvient que pour Aristote, l’animal n’est pas doué de logos et ne saurait intégrer une communauté politique. L’auteur prête à Tibère des paroles encore plus assassines: son petit-fils serait un serpent élevé pour le peuple romain.33 L’empereur n’est donc pas n’importe quel animal, il est de nature chtonienne. John Scheid a montré comment la “bestialisation” du tyran était un procédé récurrent dans l’historiographie latine. Au fur et à mesure du règne, on assiste à un “déplacement” de l’homme vers la bête qui devient (et cela est très net pour le cas de Caligula) une “victime sacrificielle” lors de son assassinat.34 Parce qu’il a dépassé les normes, le tyran est mis à l’écart et repoussé en dehors de la communauté, il n’appartient plus au monde des hommes mais est un monstrum, comme le parricide puni par le supplice du culleus. À ceci près que si Caligula est un serpent, il n’occupe pas la place du condamné mais celle encore plus dégradante de l’animal qui l’accompagne dans son summum supplicium. Du reste, on a vu qu’il avait commis une transgression majeure en tentant de transformer la nature, mais sa mort acte définitivement qu’il est lui-même la “transgression”, lui-même la “souillure”.35 Il est intéressant de noter enfin que Sénèque s’inscrit dans une démarche encore plus extrême. N’affirme-t-il pas que la colère est contre-nature et que même les animaux ne ressentent pas la colère?36 Or, ce sentiment est étroitement associé à l’essence du tyran Caïus, qui est donc privé à la fois d’humanité et d’animalité. La colère sénéquienne est un monstre mythologique, porteur de chaos et d’anarchie.
L’image de la bête sauvage, qui se place au rang de topos des Vies de tyrans (on la retrouve chez Domitien, ou encore chez Clodius Albinus et Maximin), est illustrée par tout un ensemble de dramaticules. Ainsi, la fillette de Caligula fait preuve de saeuitia parce qu’elle déchire de ses ongles le visage des autres enfants. Notons que cette formule de déterminisme filial est digne d’attention.37 À titre de comparaison, le rédacteur de l’Histoire Auguste construit des réseaux d’opposition entre des pères et des fils: le bonus princeps Marc Aurèle a engendré Commode, alors que Maximin le Jeune et Diadumène, caractérisés par une majesté naturelle, empreinte de beauté et de culture, constituent le repoussoir de leur père. Mais Suétone ne veut laisser aucune chance au salut de Drusilla. En rapportant l’anecdote de la sauvagerie de la petite fille, il illustre la conception romaine selon laquelle l’enfant est une extension du père. Sénèque affirmait dans le De Beneficiis que la descendance d’un homme qui avait rendu d’honorables services à sa patrie devait bénéficier de sa reconnaissance.38 Ne pourrait-on pas voir dans l’épisode de Suétone une transposition poétique de cette approche culturelle, si ce n’est que dans ce sens, c’est l’opprobre du père qui éclabousse sa progéniture? La question reste ouverte mais quoiqu’il en soit, il apparaît assez nettement que la lignée de Caïus est monstrueuse car elle n’est motivée que par la soif de la cruauté et de la destruction. L’aspect fatidique de ces quelques lignes participe au processus de dramatisation de la biographie, en ce sens qu’il relève de l’artifice.
Suétone n’utilise pas seulement des procédés thématiques pour bâtir l’image du monstrum; il recourt également à des procédés énonciatifs. La mise-en-scène passe en effet par le discours rapporté. Il est vrai que les historiens avaient coutume de faire parler les grands hommes dans leur relation. Jacques Gascou a relevé, à ce propos, que l’auteur des Vies des douze Césars se démarque de ses prédécesseurs et manifeste un “souci quasi ‘scientifique’ d’exactitude littérale”.39 Le succès d’une telle démarche est incontestable. La mémoire collective se souvient des paroles du tyran: Ita feri ut se mori sentiat.40Utinam populus Romanus unam ceruicem haberet!,41 et bien sûr la célèbre formule Oderint dum metuant,42 reprise dans les manuels de grammaire latine et que l’on retrouve aussi chez Sénèque.43Caligula a-t-il prononcé de semblables paroles? Là encore, il semble difficile de vérifier. Ce que l’on peut noter en revanche, c’est que Suétone a su attirer l’attention sur ces énonciations. Au risque d’introduire un développement anachronique, nous pourrions suggérer une interprétation linguistique de sa démarche. Dominique Maingueneau, dans son ouvrage Phrases sans texte, a montré comment les locuteurs savent mettre en relief certains segments de leurs discours. Il désigne ce phénomène par le terme de “surassertion”.44 Un énoncé surasserté se donne la plupart du temps comme autonome, du point de vue textuel (pas besoin de connaître le contexte pour en saisir le sens) et énonciatif (il s’agit de généralisations).45 Il est ainsi aisément détachable de son texte source pour être réemployé dans de nouveaux discours, ce qui donne lieu à un “régime d’énonciation spécifique” que Maingueneau appelle “aphorisation”.46 Sans développer plus avant ces données techniques, nous voudrions simplement noter un possible rapprochement avec ce qui nous semble être un procédé caractéristique du genre de la biographie impériale. Les citations des empereurs —et notamment les ultima uerbaà l’instar de l’exclamation Qualis artifex pereo47 de Néron— nous paraissent constituer des énoncés surassertés. Suétone a-t-il volontairement mis en exergue ces paroles? Difficile de répondre, mais nous pouvons constater qu’elles ont contribué au succès du mythe puisqu’elles sont restées dans les mémoires. Ce prisme d’analyse demeure intéressant dans la mesure où il illustre la mise en abyme de la littérature caliguléenne. Maingueneau parle de l’aphoriseur, l’auteur des phrases détachées, comme quelqu’un qui “non seulement [...] dit, mais encore [...] montre qu’il dit”.48 Caïus, s’il a vraiment prononcé ces phrases assassines, aurait d’une certaine façon théâtralisé son verbe. Il aurait profilé son discours comme “détachable” pour marquer les auditeurs. Suétone, en reprenant ses phrases, s’inscrit dans une démarche analogue. En restituant textuellement des paroles aussi emphatiques, au discours direct, il deviendrait à son tour l’auteur d’une nouvelle surassertion. Il re-présente le discours du tyran et met ainsi en scène le metteur en scène. Cette double aphorisation nous paraît être un procédé essentiel du développement de la légende de l’homme. Répéter le verbe de Caligula, c’est continuer de le faire vivre. Si le rapprochement avec la linguistique d’aujourd’hui est trop audacieux, nous pourrions dire que le biographe, en cristallisant le caractère de son personnage en quelques mots particulièrement énergiques, recourt au procédé rhétorique de l’éthopée, imitatio morum alienorum (pour reprendre les termes de Quintilien)49 dont l’efficacité est redoutable. Barbara Carnevali résume cette forme spécifique d’hypotypose en ces termes: “Le bon rhéteur sait si bien caractériser son objet au moyen des mots qu’il parvient à le rendre visible aux yeux de l’esprit, présent au sens interne de l’imagination comme s’il était concrètement perçu par les sens externes”.50 Cette mimesis constitue un rouage essentiel du genre biographique et participe activement à la construction des images des empereurs. Qu’elle passe par les mots ou par la relation d’anecdotes, elle génère chez le lecteur des raccourcis langagiers qui lui permettent de résumer en quelques mots le caractère du personnage.
Nous terminerons en évoquant un passage qui a largement contribué à colorer la personnalité du pessimus princeps de démence: la promesse d’élévation de son cheval Incitatus au consulat. Caligula a-t-il réellement déclaré une telle chose? L’a-t-il affirmée publiquement? Jacques Gascou a noté comment le style de Suétone, par essence suggestif, reste particulèrement efficace: même si l’événement est présenté comme une rumeur, il prend le sens d’un “fait bien établi”51 pour la postérité. Sa position en fin de paragraphe d’une part, la concision de la formule (consulatus quoque traditur destinasse)52 d’autre part sont en effet des moyens particulièrement efficaces pour interpeller le lecteur. Régis Martin note qu’il pourrait très bien s’agir d’une simple “boutade”53 destinée à railler une magistrature qui n’a plus de valeur sous l’Empire: “Sur ces quatre mots deux suggèrent des réserves considérables par rapport au fait: traditur ne renvoie à aucune source précise, et destinasse marque un projet, non un fait”.54 Toutefois, l’infinitif parfait pourrait évoquer ici l’accomplissement de l’événement. Par ailleurs, René Lugand rappelle qu’il ne faut pas considérer le traitement de faveur que Caïus accordait à son cheval (attribution d’un palais, d’esclaves et d’un luxueux mobilier) comme un fait exceptionnel pour l’époque. Le cheval occupait une place importante dans l’Antiquité ;55 en Grèce l’animal était inhumé à proximité du tombeau du maître; Alexandre fit de grandes obsèques pour Bucéphale et fonda une ville autour de son tombeau, tandis que le cheval de César avait à Rome sa statue devant le temple de Vénus Génitrix. En d’autres termes, l’attitude de l’empereur n’était pas aussi étonnante que cela. Si Caïus se prend pour un dieu, il est logique que son cheval soit finalement consul. Ce point est peut-être vrai, mais nous voudrions relever que le rédacteur de l’Histoire Auguste, dans la Vie de Vérus, relate un épisode qui n’est pas sans rappeler Incitatus:
Il s’était fait faire de Volucer [= Ailé], un cheval des Verts, une statuette en or qu’il emportait toujours avec lui. Il mettait dans la mangeoire de l’animal des raisins secs et des amandes au lieu d’orge et donnait ordre qu’on le lui amenât au palais de Tibère, recouvert d’un caparaçon de pourpre. À sa mort, il lui éleva un tombeau au Vatican.56
André Chastagnol a noté que la biographie de Vérus comportait des passages d’intertextualité en lien avec celle de Caligula,57 l’auteur voulant opposer l’empereur à son co-régent Marc Aurèle. Si la perception du cheval n’a pas évolué à la fin du IVe siècle, l’inclusion de cet épisode dans un discours franchement dépréciatif nous invite à conclure que l’attitude de Caïus était déjà aux yeux des Anciens particulièrement aberrante. Le cheval constituait un animal important, certes, mais lui octroyer de telles faveurs relevait bien d’une certaine forme de démesure.
Au terme de notre analyse, nous pouvons conclure que Suétone recourt à différents procédés pour re-présenter la Vie d’un tyran par nature déjà théâtral. Dénonciation de l’hybris, construction de la figure du monstrum, qui passe par la privation de tout aspect humain et animal, présence d’aphorisations ou d’éthopées... De nombreuses stratégies participent au brouillage des frontières entre la sphère du mythe et de l’histoire. Si l’amplification dans les relations historiques était parfaitement admise pour les Anciens, il n’en reste pas moins que la force du style suétonien réside dans le fait de s’être imposé dans l’imaginaire collectif pour les siècles à venir. Il a définitivement marqué plusieurs générations d’auteurs, qui ont à leur tour contribué à la diffusion de la légende noire du pessimus princeps Caligula.