1. L’originalité de Numénius dans le moyen platonisme par le rapport entre le Premier et le deuxième dieu
On peut raisonnablement affirmer que le dénominateur commun de la tradition du platonisme impérial est un esprit dogmatique répandu, c’est-à-dire le besoin, de la part des interprètes platoniciens anciens, de rechercher dans les dialogues une unité de doctrine qui pourrait justifier l’interprétation de la pensée platonicienne comme système métaphysique complet.2
Le retour au dogmatisme, probablement né en opposition à l’approche sceptique de l’académie, a donné lieu à une série d’interprétations différentes de la doctrine platonicienne, reproposée à travers une fusion tantôt avec les doctrines stoïciennes, tantôt avec les doctrines aristotéliciennes, et même à une récupération de l’ancien pythagorisme dans une clé platonicienne.3
L’un des points centraux qui caractérisent l’ensemble du cadre théorique du moyen platonisme est une conception du Premier principe au sein d’un système métaphysique, qui s’identifie avec l’être en soi. Comme on le sait, ce n’est que depuis Plotin que l’on peut parler d’une transcendance absolue de l’Un comme au-delà de l’être.4 Dans le moyen platonisme, en revanche, le Premier principe équivaut à l’être dans sa forme la plus élevée.
Mon objectif dans cet article est d’analyser la nature du Premier dieu chez Numénius d’Apamée, afin de mettre en évidence une évolution dans la conception moyen platonicienne du principe. Numénius est en effet le premier auteur à séparer le démiurge du Premier dieu.5 Cette position de Numénius s’avère tout à fait originale dans le paysage moyen platonicienne, puisque d’importants exégètes, tels que Plutarque et Atticus, avaient identifié le démiurge au bien.6 Si donc le démiurge est distinct du Premier dieu, il faut analyser dans quel sens le Premier et le second dieu exercent leur action causale respective.
Sur la base de ces considérations préliminaires, mon analyse se concentrera sur la causalité du Premier dieu. Une telle analyse est opportune, car elle permettrait de préciser en quel sens le Premier dieu est aussi appelé démiurge (frr. 16 ; 21 dP = 24 F ; 29 T).7 De nombreuses études ont été consacrées à Numénius et aux fragments dont il est question ici, mais, à ma connaissance, aucune n’a analysé de manière systématique la nature causale du Premier principe par rapport aux niveaux inférieurs de la réalité.
2. Les caractéristiques ontologiques du Premier dieu de Numénius: Être, Pensée et Essence
Comme nous l’avons déjà mentionné, l’aspect le plus original de la pensée de Numénius consiste en une séparation ontologique (et théologique) entre le Premier et le second dieu. Le Premier correspond à l’Idée du bien de la République,8 et le deuxième est une référence explicite au démiurge du Timée.9 La différenciation entre le démiurge et le bien a des conséquences théoriques décisives, car elle rompt le schéma moyen platonicienne classique selon lequel le Premier dieu est démiurgique, agissant par l’intermédiaire des Idées.10 Cette nouvelle approche à la nature du Premier dieu conduit également Numénius à repenser sa dimension ontologique ; le premier dieu, en tant que bien en soi, doit être absolument premier par rapport à tous les autres aspects de la réalité, y compris le démiurge, qui est le deuxième dieu. Mais quelle est la conception numénienne du Premier dieu ? Et dans quelle mesure s’agit-il d’une reprise de l’Idée du Bien chez Platon ?
Il y a plusieurs endroits où Numénius fait allusion à la nature du Bien, mais les fragments les plus significatifs sont ceux dans lesquels une distinction entre le Premier et le second dieu est soulignée. Dans le fr. 17 dP (25 F), par exemple, Numénius dit que le Premier dieu est l’être en soi (ἀυτόον) et qu’en outre il est un νοῦς, c’est-à-dire le Premier intellect (πρῶτος νοῦς) comme plus vénérable et plus divin (πρεσβύτερος καὶ θειότερος) que le second dieu. Cette définition du Premier dieu comme intellect (νοῦς) est également reprise dans le fr. 16 dP (24 F), où il est défini comme le principe plus vénérable et la cause (πρεσβύτερον καὶ αἴτιον).
Le langage utilisé par Numénius réunit les éléments théologiques et métaphysiques d’une matrice platonicienne. Dans le fr. 17 dP (25 F), par exemple, la priorité du dieu est établie sur la base d’une priorité ontologique et théologique vis-à-vis du démiurge, ce qui dérivé de l’exégèse de Tim. 28c3-5, dans lequel Platon établit la difficulté pour l’homme de communiquer l’essence de la cause de l’univers.11 En outre, la supériorité du dieu est également rappelée en référence à la République, dans laquelle l’Idée du Bien est définie au-delà de l’essence par la dignité et la puissance (ἐπέκεινα τῆς οὐσίας πρεσβείᾳ καὶ δυνάμει). Il y a donc deux caractéristiques fondamentales qui émergent dans la description du Premier dieu : priorité ontologique et causale.
Il est essentiel de souligner cet aspect, car il est parfaitement lié à ce que Platon dit dans la République, définissant l’Idée du Bien comme la partie la plus brillante de l’être (τὸ φανότατον τοῦ ὄντος).12
Le Premier dieu est ainsi distingué du second sur la base d’une « hiérarchie ontologique » entre le bien et le démiurge. L’activité du Premier dieu porte en effet sur les entités intelligibles, tandis que celle du second porte à la fois sur l’intelligible et le sensible.13 On dit aussi que le Premier dieu est simple en ce sens qu’il est tourné vers lui-même, tandis que le second a une double activité, ce qui fait qu’il est un intellect contemplatif et,14 en même temps, un dieu qui travaille la matière.15
Mais avant d’entrer plus précisément dans les relations causales du Premier dieu, il est nécessaire de s’arrêter brièvement sur le fait qu’il ne peut être considéré comme une entité au-delà de l’être. Il convient de citer intégralement le fr. 2 dP (11 F) :
De son côté, Numénius, dans ses livres sur le Bien, interprète la pensée de Platon en l’exposant de cette manière :
Nous pouvons tirer la notion de corps de la comparaison des choses semblables et par les marques des objets présents à nos yeux ; le Bien, au contraire, aucun objet présent ni non plus aucun sensible qui lui ressemble ne donnent quelque possibilité que ce soit de le saisir. Mais voici ce qu’il faudra faire. Comme si quelqu’un, installé dans un tour de guet a une fois aperçu, d’un regard perçant, d’un seul coup d’œil, unique, isolée, abandonnée, enveloppée par les flots, une petite barque de pêche, un de ces esquifs qui s’aventurent seuls, de même doit-on s’écarter bien loin du sensible pour s’entretenir avec le Bien seul à seul, là où il n’y a ni homme, ni vivant quelconque, ni corps grand ou petit, mais une solitude indicible, proprement inénarrable, divine, là où se trouvent le séjour du Bien, ses passe-temps, ses fêtes, et le Bien lui-même, paisible, bienveillant, lui le Tranquille, lui le Souverain, que porte souriant l’Essence qu’il transcende. Et si quelqu’un, collé au sensible, s’imagine voir le Bien voler à lui, et là-dessus, dans la volupté, croit avoir rencontré le Bien, il se trompe du tout au tout. En réalité, il faut pour cela une méthode non pas aisée mais plus qu’humaine ; le mieux, c’est de négliger le sensible, de s’empreindre pour les sciences d’un enthousiasme juvénile, de considérer les nombres, pour apprendre, à force d’attention, l’objet de la science suprême : ce qu’est l’Être.16
L’aspect principal qui ressort de ce fragment est la possibilité de connaître le Bien. De même qu’un sentinelle voit la terre depuis le navire, dit Numénius, de même l’homme peut saisir la nature du Bien par une connaissance instantanée.17 Cette perspective est compatible avec le fr. 17 dans lequel Numénius ne dit pas que le Premier dieu est inconnaissable, mais totalement inconnu (παντάπασιν ἀγνοούμενον) des hommes, suggérant que le Bien est dans une certaine mesure connaissable, bien que pas par la majorité des hommes ; en fait, la connaissance du bien seul à seul (μόνῳ μόνον),18 dans le sens d’une condition de l’âme humaine qui est en contact avec le principe.
Mais quelle est la portée de la cognoscibilité en ce qui concerne le Premier dieu ? L’expression fondamentale est qui transcender l’essence (ἐποχούμενον ἐπὶ τῇ οὐσίᾳ),19 qui semble faire allusion à une transcendance absolue du Premier dieu. Cependant, comme Alexandra Michalewski l’a souligné à juste titre, la portée de la transcendance du Premier dieu n’est pas (encore) celle de l’Un plotinien, qui transcende à la fois l’être et la pensée.20 En quel sens, alors, le Premier dieu est-il au-dessus de l’essence ? Comme nous l’avons mentionné précédemment, Numénius me semble plutôt fidèle au texte de la République en affirmant que le Premier dieu est au-delà de l’essence, mais pas audelà de l’être.
Selon Dillon, la réflexion numénienne sur l’être révèle une certaine tension de l’auteur dans la définition du Premier dieu, selon laquelle Numénius serait à cheval entre les traditions moyen platonicienne et néoplatonicienne, initiant en quelque sorte cette tendance à l’hyper-transcendance du principe, sans toutefois la mener à son terme, comme le montre le fait que le Premier dieu est également désigné comme intellect et non au-delà de l’intellect.21
D’un point de vue lexical, Fabienne Jourdan souligne que Numénius transforme l’expression platonicienne ἐπέκεινα τῆς οὐσίας en ἐποχούμενον ἐπὶ τῇ οὐσίᾳ, faisant ainsi allusion à une sorte de suprématie « de contact » du bien sur l’essence.22 La conception numénienne du bien n’est donc pas celle d’une transcendance absolue, puisqu’elle ne transcende pas l’être in toto, mais seulement ses déterminations particulières. Le bien de Numénius s’identifie en effet à une sorte de réalité dans laquelle les Idées sont dans une condition d’unité totale et indistincte,23 comme semble également le confirmer Proclus dans la mesure où il identifie le Premier dieu de Numénius avec le vivant intelligible du Timée dans le fragment 22 dP (30 T).24
En ce qui concerne la possibilité de la connaissance du bien, Numénius ne nous donne pas beaucoup d’informations mais, sur la base de ce que nous avons dit jusqu’à présent, il semble possible de conclure que la saisie du bien peut être établie dans les termes d’une connaissance de nature épistémologique-dialectique.25 Numénius ne s’exprime pas exactement en ces termes, mais le fait que le Premier dieu ne soit pas caractérisé par une transcendance absolu, comme pour les néoplatoniciens, suggère à mon avis qu’il peut être appréhendé par une démarche noétique plutôt que mystique.26
Il convient également de s’attarder ici sur le fr. 16 dP (24 F), dans lequel le Premier dieu est décrit à l’aide de concepts tirés de la République:
Si l’essence et l’Idée sont de l’intelligible et si l’Intellect leur a été reconnu antérieur et supérieur, comme leur cause, c’est lui seul qui s’est avéré le Bien. En effet, si le Dieu démiurge est principe du devenir, il suffit au Bien d’être celui de l’essence. Proportionnellement, ce qu’est au Bien le Dieu démiurge, qui en est l’imitateur, le devenir l’est à l’essence, lui qui en est l’image et la copie. Or si vraiment le démiurge du devenir est bon, sans doute aussi le démiurge de l’essence sera le Bien en soi, connaturel à l’essence. Car le Second, qui est double, produit de lui-même sa propre Idée et l’univers, comme démiurge ; après quoi, il s’adonne entièrement à la contemplation. Pour conclure notre raisonnement, posons quatre noms correspondant à quatre entités : a) le Premier Dieu, Bien en soi ; b) son imitateur, le démiurge, qui est bon ; c) l’essence, qui se dédouble en essence du Premier et essence du Second ; d) la copie de celle-ci, le bel univers, embelli par sa participation au beau.27
Le Premier dieu est ici présenté en opposition substantielle au second, qui a pour caractéristique d’être un imitateur du Bien, jouissant ainsi d’une moindre perfection ontologique. La caractéristique principale du Premier dieu est de correspondre à l’essence mais, en même temps, de la transcender dans une certaine mesure. En effet, le Premier dieu est défini comme Bien en soi (αὐτοαγαθόν) et Premier intellect.28 Ainsi, les éléments que nous avons jusqu’à présent associés au Premier dieu sur la base des fragments susmentionnés reviennent. La tension qui caractérise la pensée de Numénius est également évidente dans le fr. 16 dP (24 F), qui maintient le Bien dans la sphère des entités intelligibles, tout en le plaçant dans une condition de supériorité par rapport au plan intelligible « standard ». De cette manière, Numénius peut réaffirmer que le Premier dieu est le Bien en soi, différent du « bon » démiurge et que, par conséquent, non seulement les deux sujets sont distincts l’un de l’autre mais, en même temps, le Bien a une priorité ontologique et une nature causale par rapport à toute la dimension intelligible, mais n’est en aucun cas décrit comme un élément méta-ontologique.29
L’appartenance du Premier dieu à la sphère de l’être est encore comprise sur la base des dernières lignes du fragment, dans lesquelles Numénius différencie deux οὐσίαι, à savoir celles du Premier et du second dieu. Cette différenciation « à l’intérieur » de la dimension intelligible suggère que les premiers et les seconds dieux partagent la même nature ontologique, bien qu’à deux niveaux de perfection différents.30 Le Premier dieu est unicité absolue, alors que le démiurge participe d’une dimension dynamique de l’intelligible et joue un rôle causal direct par rapport aux réalités sensibles, d’où son nom de démiurge de la génération (δημιουργὸς γενέσεώς).31
Dans cette première partie, j’ai essayé de souligner en quel sens, pour Numénius, le Premier dieu s’identifie à l’idée que Platon se fait du Bien, comme transcendant à l’essence, mais pas au démiurge. Contrairement à Platon, pour Numénius, la transcendance du Premier dieu a une connotation purement métaphysique et cosmologique et non pas aussi éthico-politique, et, surtout, une perspectivequi est complètement absente chez Platon. Dans Numénius, le Bien prend donc les contours conceptuels d’un Premier principe de caractère théologique, c’est-à-dire d’un sommet absolu du réel. En vertu de cette condition, il reste à comprendre de quelle manière la réelle dérive du Premier principe et, surtout, quel type d’activité est attribuable au Bien.
3. Le Εστως θέος de Numénius et son activité démiurgique
L’aspect décisif qui caractérise la nature du Premier dieu est l’être simple (ἁπλοῦς),32 car il ne joue aucun rôle démiurgique. Comme nous le verrons à travers les fragments de l’œuvre numénienne, il est souligné à plusieurs reprises que le Bien n’exerce pas une action proprement causale, comme dans le fr. 12 dP (20 F).33 Dans le fr. 15 dP (23 F) on peut lire :
Telles sont les vies, l’une du Premier, l’autre du Second Dieu. C’est-à-dire que le Premier Dieu sera stable, le Second, par contre, en mouvement ; or le Premier s’occupe des intelligibles, le Second des intelligibles et des sensibles. Et ne va pas t’étonner si j’ai parlé ainsi ; car tu entendras beaucoup plus étonnant encore. A la place du mouvement inhérent au Second, je déclare que la stabilité inhérente au Premier est un mouvement inné, d’où procèdent l’ordre du monde, sa fixité éternelle, et d’où le salut se répand sur l’ensemble des êtres.34
Numénius attribue au Premier et au second dieu deux types d’activités différentes qui apparaissent immédiatement.35 Le Premier dieu est dans une condition d’immuabilité, tandis que le second est dans une condition de mouvement. L’utilisation du terme ἑστώς peut être une référence au Sophiste de Platon, où l’adjectif ἑστός fait allusion à la possibilité d’être immuable, comme l’a souligné David Runia.36
La stabilité du Premier dieu se retrouve également dans le fait qu’il possède une certaine forme de mouvement (κίνησις σύμφυτος), qui ne se traduit cependant pas par une véritable activité comme l’activité démiurgique. Il semble donc que le Premier dieu possède une certaine activité mais, en même temps, sa nature est d’être simple et stable. Y a-t-il donc une contradiction dans le raisonnement de Numénius ?
Si l’on garde également à l’esprit ce que nous avons dit à propos du fr. 12 dP (20 F), on voit comment Numénius cherche à exclure le Premier dieu non pas du mouvement au sens absolu, en ce sens qu’elle se caractérise par une forme d’intellection, mais plutôt de l’activité démiurgique. Le Premier dieu, Bien que est stable et simple, a néanmoins une activité qui est pensée, comme une activité noétique originelle. La stabilité du dieu est une garantie de l’ordre cosmique dans la mesure où celui-ci dépend, bien qu’indirectement, de l’activité du Bien qui, comme nous le verrons plus précisément par la suite, exerce une forme de causalité indirecte sur toutes les réalités inférieures.
Pour mieux comprendre comment agit le Premier dieu, il faut se référer à nouveau au fr. 16 dP (24 F). Comme nous l’avons vu plus haut, le second dieu est désigné comme le démiurge du devenir, alors que le Premier dieu est le principe de l’essence. Numénius dit en fait qu’il est cause (αἴτιον) par rapport à l’essence ; il se trouve donc dans la position de principe. En se référant également au fr. 2, cette relation entre dieu et l’essence peut être expliquée par le fait qu’il n’est pas identifié à une οὐσία particulière mais, au contraire, qu’il se tient comme le fondement ontologique de l’essence elle-même.
Le Bien, puisqu’il n’est identifié à aucune Idée particulière, est une sorte de principe du tout intelligible, en ce sens qu’il est dans une condition de supériorité par rapport à l’essence « unique » et que, en même temps, il fonde ontologiquement les Idées, qui se situent plutôt au niveau du second dieu, comme modèles du monde, c’est-à-dire le pensées du dieu demiurge.37 Cet aspect semble, à mon avis, avoir été saisi par Proclus qui, dans un passage célèbre de son Commentaire sur le Timée de Platon, met précisément en évidence cet aspect de la doctrine numénienne :
Numénius fait correspondre le premier Dieu à « ce qui est le vivant » et il dit que ce premier intellige en utilisant additionnellement le second ; il fait correspondre le second Dieu à l’Intellect et dit que ce second crée en utilisant à son tour additionnellement le troisième ; il fait correspondre le troisième Dieu à l’Intellect qui use de l’intelligence discursive.38
Ce qu’il est intéressant de comprendre dans ce célèbre passage, c’est le sens à attribuer à la πρόσχρησις, c’est-à-dire la relation de dépendance des réalités inférieures à l’égard des réalités supérieures. Bien que Proclus tende à simplifier le schéma de Numénius selon une stricte systématicité, il est possible de retrouver le sens général de son récit à partir de ce que nous avons appris jusqu’ici sur le rôle du Premier principe.
L’identification du Premier dieu au vivant est une juxtaposition entre le Bien et le paradigme du Timée sur la base de l’interprétation du célèbre passage 39e7-9, où le Premier dieu correspond au monde eidétique qui, dans le dialogue, est le modèle auquel le démiurge se réfère pour composer le monde. Mais comment concilier le fait que le Premier dieu est bon en soi et en même temps un être vivant, ce qui suppose une multiplicité intrinsèque au principe lui-même ?39 Il faut dire que cette identification du Bien au paradigme du Timée ne vient que de Proclus, alors que dans d’autres passages du Περὶ τἀγαθοῦ le Premier principe est désigné comme un principe unique. Néanmoins, il est à mon avis possible de comprendre le Premier dieu comme une sorte de monde des Idées non encore déployé, un noyau originel d’où jaillissent les Idées dans leur singularité déterminée à un niveau inférieur de l’intelligible.40
Un lien entre les différents domaines de la réalité émerge du fr. 22 dP (30 T). Ici aussi, nous disposons de plusieurs études sur le sujet, mais je pense qu’il est possible de prendre ce fragment comme point de départ pour clarifier le type de causalité que le Premier dieu exerce sur les réalités inférieures. Le concept de πρόσχρησις fait allusion au fait que le Premier dieu utilise - pour ainsi dire - le second dieu pour exercer son action causale sur le réel.41 En effet, si l’on pense aux célèbres métaphores de Numénius, comme celle du pilote de navire en fr. 18 dP (26 F) ou celle des semailles en fr. 13 dP (21 F), elles semblent toutes faire allusion à une condition dans laquelle le Premier dieu est détaché de toute action causale directe, déléguée au démiurge.
Pour Numénius, le Premier dieu ne prend pas part à l’action démiurgique, mais « délègue » le second dieu pour qu’il agisse. Cette caractéristique est également présente, par exemple, dans le fr. 52 dP, où Calcidius définit le rôle du dieu en tant qu’ordonnateur de la matière en l’appelant deus digestor.42 Dans sa vision de la relation dieu-matière, le Premier dieu ne joue aucun rôle, en vertu de sa nature simple et statique, mais le second, dont la tâche est précisément d’ordonner la matière.
Il reste à comprendre en quel sens le Premier dieu est une cause. À plusieurs reprises, Numénius parle du démiurge en termes de cause seconde, ce qui suggère l’existence d’une cause première, comme le reflète le fragment 16 dP (24 F). Si nous gardons à l’arrière-plan la fonction du Bien dans la République, à savoir celle d’une Idée supérieure aux autres, nous pouvons comprendre en quel sens le Premier dieu est αἴτιον.43 En effet, le démiurge réalise son essence par la contemplation de soi-même et du Premier dieu, et le Premier dieu agit par l’intermédiaire du démiurge pour mettre de l’ordre dans le cosmos. Cette activité contemplative vers une réalité supérieure et « extérieure » détermine une dépendance ontologique du second dieu par rapport au Premier.
Le Bien est donc un principe qui ne joue aucun rôle direct dans l’action démiurgique, mais qui sert de fondement ontologique au second dieu, lequel agit comme médiateur pour exercer la causalité du Premier dieu sur les réalités inférieures. En ce sens, nous comprenons également le fait que le Premier dieu est responsable, en un certain sens, de l’ordre cosmique : il agit par le simple fait d’être. Son existence même est l’aspect originel dont dépend toute la chaîne causale qui trouve son aboutissement dans l’ordonnancement de la matière. Un dernier fragment de Proclus mérite d’être cité à cet égard :
Numénius proclame trois dieux et appelle le premier « Père », le second « Créateur », le troisième « Création » ; car le Monde, pour lui, est le troisième Dieu ; dès lors, son démiurge est double, le Premier Dieu et le second, et le Monde créé est le troisième Dieu. Mieux vaut, en effet, s’exprimer ainsi que de parler comme lui, en style tragique, d’ « aïeul», de « fils », de « petit-fils ». Eh bien ! à tenir pareil langage, on met à tort le Bien au nombre des causes susdites, car le Bien n’a pas dans sa nature de faire couple avec quoi que ce soit ni d’être inférieur en rang à autre chose.44
Proclus reprend ici la distinction classique entre créateur et père que nous avons déjà vu mise en pratique par Numénius dans fr. 17 dP (25 F). L’explication du système de Numénius par Proclus est celle d’une hiérarchie d’entités qui voit dans le Premier et le second dieu des entités démiurgiques.45 En effet, si l’on revient encore au fr. 16 dP (24 F), on trouve la définition du Bien comme démiurge de l’essence (δημιουργὸς τῆς οὐσίας).
En définissant le Premier dieu comme le démiurge de l’essence, Numénius semble lui attribuer une caractéristique démiurgique, qui devrait au contraire être étrangère au Premier dieu. Cependant, si l’on considère l’ensemble des passages que nous avons analysés, on comprend que la démiurgie attribuée au Premier dieu n’est pas une activité poïétique tout court.
À ce stade, nous pouvons conclure que la nature causale du Premier dieu doit être lue dans le sens d’une fondation métaphysique des réalités inférieures, ce qui n’implique pas un changement substantiel dans la nature du Premier principe, dont la seule activité est l’auto-pensée. Le rôle du Premier dieu en tant que cause concerne son pouvoir fondateur par rapport aux réalités inférieures. L’existence du Premier dieu et sa nature sont ce qui rend possible la subsistance ontologique du démiurge et, indirectement, du cosmos lui-même. En ce sens, on peut alors parler du Premier dieu comme d’une cause, tout en soulignant son être immuable et simple. La causalité du Premier dieu est une causalité ontologique, en ce sens qu’elle fonde l’essence du second, le dieu démiurgique, qui participe, par la pensée, au Premier. Le second dieu, quant à lui, agit comme un véritable démiurge, dans la mesure où son action est générative à l’égard du cosmos.
Numénius franchit une étape décisive dans l’histoire du platonisme en tentant de justifier une distinction entre le Premier et le second dieu que d’autres auteurs avant lui n’avaient pas théorisé. Le défi de Numénius est de maintenir dans le principe une notion de cause et de simplicité ontologique, tout en maintenant l’activité du second dieu. Les différents fragments analysés font apparaître une structure métaphysique complexe, qui s’articule de manière problématique à travers différents niveaux, mais qui semble confirmer, à travers les différentes sources, le caractère à la fois originel et actif du Premier principe.
4. Conclusions
L’action du Premier dieu est décrite par Numénius comme une action causale à tous égards. Néanmoins, comme nous l’avons vu dans l’étude des fragments, l’essence du Premier dieu chez Numénius ne semble pas être immédiatement rattachée à son rôle de cause. En effet, nous avons d’abord vu que l’essence du Premier dieu est celle de « l’être en soi », c’est-à-dire le point le plus élevé dans la hiérarchie ontologique du réel. Le Bien est un être Premier au sens métaphysique et donc accessible d’un point de vue gnoséologique. Numénius souligne à plusieurs reprises que le fait que le Premier dieu soit l’être (et ne transcende donc pas le plan de l’être) en fait une entité concrète, accessible à l’homme par le phronein. Numénius esquisse ainsi l’essence du Bien comme celle d’un principe connaissable, même si ce n’est que par quelques-uns.
Le rôle causal du Premier dieu peut également être résolu si les fragments sont analysés dans leur ensemble. Numénius parle du Bien comme d’une « cause » dans le sens d’un fondement ontologique, c’est-à-dire comme le niveau intelligible originel. Néanmoins, le Premier dieu ne peut agir causalement au sens cosmologique et utilise pour cela le démiurge. Cependant, l’action fondatrice du Bien se comprend aussi à la lumière du fait que Numénius nous informe que le Premier dieu est le garant de l’ordre cosmique, évidemment à travers l’activité du démiurge. Numénius utilise un lexique de la causalité pour esquisser l’essence du Premier dieu et montrer qu’il y a une tension à la fois dans la pensée et dans la définition de la nature du Premier principe. Le fait que le Premier dieu soit aussi le démiurge de l’essence montre la tension du lexique utilisé par Numénius, pas encore complètement détaché du lexique du moyen platonisme, mais déjà projeté vers les concepts qui seront plus tard définitivement développés par Plotin.