Sumary: I. Introduction. II. Le critère intuitu personae, illustration d’une ambition universelle. III. Les limites ratione materiae: les clauses de compétence, charnières entre ambition universelle et efficacité. IV. La remise en question ratione personae de l’efficacité: les instances de résolution des conflits. V. Conclusion. VI. Références.
I. Introduction
Le régionalisme latino américain est-il malade de s’être trop développé? Six éléments appellent à une telle interrogation: les fréquentes crises politiques; une interdépendance commerciale faible; des asymétries de développement entre les Etats; une institutionnalisation faible; un accroissement de l’overlaping par la prolifération de toutes sortes d’accords commerciaux;1 une dépendance vis-à-vis de l’extérieur, c’est-à-dire vis-à-vis de pays tiers à la région.2
Aujourd’hui l’on constate une mutation des regroupements régionaux3 due à la multiplication frénétique4 des accords commerciaux régionaux (ACR). Face aux intégrations régionales à l’efficacité discutable,5 le régionalisme latino-américain est il désormais capable de se réinventer pour contribuer efficacement au droit international économique (DEI) ou va-t-il rester pris au piège de l’utopie régionalisme?6
La création de l’Alliance du Pacifique se présente comme une piste de réponse à cet imbroglio conceptuel. Impulsé en 20117 par la Colombie, le Chili, le Mexique et le Pérou, ce groupement étatique influe sur les formes de régionalisme et a pour ambition de redessiner les pratiques économiques en Amérique latine.8 Par la déclaration de Lima, les quatre pays fondateurs marquent leur volonté de donner sens à l’Arc latin en impulsant une politique libérale et un régionalisme ouvert.9 Mais pour l’heure cette structure atypique de ne constitue pas en soi un renouveau:10 elle permet de songer à une alternative viable et efficace pour redessiner les contours de la dichotomie entre universalisation et fragmentation.
L’utilisation du mécanisme de règlement des différends de l’OMC est aujourd’hui plus que jamais sur le déclin: le nombre de cas en attente de résolution est en augmentation constante.11 Il devient alors nécessaire de penser à créer un mécanisme résolution des conflits efficace. En janvier dernier, la CAN, le MERCOSUR et l’UNASUR ont réfléchi sur les possibilités de convergences juridictionnelles. D’ailleurs, l’UNASUR tend à développer son propre système juridictionnel.12 Désormais, la volonté latino américaine de se doter d’un système efficace de règlement des différends pour ce qui concerne les pays de la zone est clairement affichée: il ne s’agit plus de se hasarder à l’élaboration de systèmes à peu près mais tout au contraire de rendre manifeste l’option juridictionnelle régionale. Doit- on alors faire le deuil de l’universalité au profit de l’efficacité?
Malgré tout, l’objectif originel de paix perpétuelle de l’OMC reste celui affiché par les mécanismes régionaux latino-américains. Parce que l’intérêt pécuniaire qui guide les Etats les empêche de pouvoir prolonger un état de guerre permanent mais tout au contraire nécessite une alliance perpétuelle.13 Le modèle de règlement pacifique des différends de l’OMC tend à être reproduit par les intégrations latino américaines, dont les valeurs socles restent le libre-échange14 en vue de garantir un état de paix sociale et une solidarité15 reposant sur un équilibre permanent des forces agissantes. Dans cette dynamique l’AP se présente non seulement comme la rencontre d’expériences régionales, mais également comme un modèle d’inspiration universelle, sur le schéma OMC.
Loin des réponses tranchées données jusqu’alors par la CAN ou le MERCOSUR en ce qui concerne la mise en pratique du libéralisme, l’AP concentre tous les espoirs des universitaires et praticiens de la zone16 pour construire un régionalisme efficace et compétitif. Mais actuellement l’AP reste un projet d’ordre institutionnel. En écho à sa structure, c’est sa composition qui interpelle. En effet, le Mexique, en tant que membre de l’ALENA; la Colombie et le Pérou, en tant que membres de la CAN; le Chili en tant que participant actif de l’OMC et membre de l’ALADI, viennent mutualiser leurs expériences inter-systémiques au sein de l’Alliance du Pacifique. Mais si l’inter-régionalisme séduit en théorie,17 il reste que les failles institutionnelles et politiques des intégrations existantes ne laissent pas songer à un regroupement inter-régional efficace. En effet, qu’il s’agisse de faiblesses quant au liderazgo étatique au sein des organisations régionales,18 ou de défaillance des mécanismes de règlement des différends,19 les divers groupements étatiques auxquels appartiennent le Chili, le Pérou, la Colombie et le Mexique ne permettent pas d’être optimiste quant au futur de l’AP. L’ALENA,20 de part son déséquilibre fonctionnel, est un frein au développement économique du Mexique. En regroupant la Colombie, la Bolivie, le Pérou et l’Equateur depuis 1969, la CAN21 se présente comme l’intégration la plus ancienne et la plus aboutie de la région. Pourtant, les ambitions des Etats membres se heurtent parfois les unes les autres, fragilisant les liens politiques qui les unissent.22 Parallèlement à ce type de structure de type exclusiviste, existe l’ALADI, de type inclusif, formée de treize pays de la zone. Si, à l’origine, cette association étatique reposait sur une coopération dite horizontale ayant pour objectif de rénover le programme d’intégration régionale existant jusqu’alors, aujourd’hui l’ALADI23 ne constitue qu’un embryon de régionalisme à l’efficacité discutable au même titre que l’UNASUR.24 Chacun des groupements régionaux auquel appartient un membre de l’AP connait donc des faiblesses inéluctables et, surtout, irréversibles. L’option qui s’offre alors à ces Etats consiste soit à optimiser leur participation au sein de l’OMC, soit à impulser la création d’une nouvelle intégration régionale. Eu égard les expériences multilatérales de ces États,25 choisir de réorienter le libéralisme latino américain en agissant auprès de l’OMC eut été une erreur stratégique.26 En outre, considérant les accords commerciaux signés entre eux ces dernières années, il semble que la création d’une intégration régionale soit une évidence politico-juridique.27
Joseph Raz, cité par Pablo Eugenio Navarro et José Juan Moreso Mateos, précise que le critère d’identité et d’existence d’un ordre juridique repose sur trois éléments: efficacité, degré de structure institutionnelle et sources substantielles, l’efficacité étant à la fois la moins controversée et la moins étudiée de ces caractéristiques.28 L’AP, parce qu’elle affiche de fortes ambitions libérales, mais aussi parce qu’elle n’est encore qu’un embryon d’intégration régionale,29 permet de s’interroger sur les critères de définition de l’efficacité. Les jalons de la structure institutionnelle et de l’embryon substantiel de l’AP résultent des accords bilatéraux signés entres les quatre pays fondateurs. De plus, chacun des États fondateurs appartient à une intégration régionale: c’est en couplant l’efficacité processuelle de la CAN,30 afin de contrebalancer l’hégémonisme latent de l’ALENA,31 que l’AP vise à construire un système ouvert, héritier corrigé de l’ALADI. L’AP, de part sa forme ouverte de régionalisme et son processus de création se situe donc aux confins des pratiques d’ACR, intégrations régionales et de l’OMC. Mais pour comprendre l’apport latent de l’AP à l’architecture commerciale internationale et, plus largement, au sempiternel débat sur la dialectique universalité - efficacité, il convient de revenir sur la dimension processuelle du droit international. Comme le souligne Higgins dans son cours à l’Académie de La Haye, il est nécessaire de penser l’articulation entre normes et application desdites normes pour pouvoir pleinement comprendre les changements à l’œuvre en droit international.32 Mais pour bien cerner tous les enjeux de l’AP, considérant la dimension embryonnaire de ce groupement étatique, il faut faire appel à la conception kantienne du droit pour qui le droit implique un mécanisme interprétatif. En effet, comme le soulignent Pablo Eugenio Navarro et José Juan Moreso Mateos, l’efficacité des normes et des systèmes juridictionnels implique d’analyser les mécanismes linguistiques à l’œuvre dans l’élaboration et la mise en pratique desdites normes.33 Luiz Olavo Baptista déterminera quant à lui deux modèles d’efficacité des systèmes juridiques en se détachant d’une lecture restrictive, c’est-à-dire en se détachant d’une application stricte des normes. D’une part, l’auteur mentionne la possibilité de songer à un modèle politique : l’application de la décision de justice -ou de la norme visée- dépendant de la volonté de l’Etat. Ce dernier doit pouvoir défendre ses intérêts politiques à travers l’adoption mais aussi l’application du droit. D’autre part, l’efficacité est liée au jus economico : l’État doit en effet rester compétitif sur la scène internationale.34 Ainsi donc, pour la présente étude, sera considéré comme «efficace» une norme dont la validité ne peut être remise en cause en ce qu’elle sert les intérêts économiques et politiques de l’Etat. Par extension, un système de règlement des différends sera considéré comme «efficace» dès lors que l’Etat qui y aura recours pourra préserver ses intérêts commerciaux et politiques, malgré la sanction rendue par le juge.
Mais l’impératif kantien trouve ici ses limites: considérant que le droit substantiel de l’AP est encore balbutiant, il faut revenir à la nécessaire détermination ontologique du jus, qui pose un problème pratique: comment établir un jugement subjectif valide? Ou, dit autrement, comment les juridictions peuvent-elles interpréter justement? Le laboratoire latino-américain et sa création AP pourraient apporter une piste de réponse : si la suppression totale des juridictions semble être une illusion, les pratiques extrêmes de l’arbitrage35 et des juridictions contentieuses ont également montré leurs limites.36 En d’autres termes, c’est en étudiant les règles encadrant le fonctionnement du mécanisme de règlement des différends voulu par les membres de l’AP que l’apport possible de ce groupement à l’architecture du DEI est remarquable.
Au regard des éléments de définition du terme efficacité que nous avons livré et considérant, d’une part, l’approche kantienne pour qui la juridiction internationale est contraire à toute idée de paix perpétuelle, et, d’autre part, le statut embryonnaire de l’AP, il vient qu’afin de déterminer le degré d’efficacité de l’AP, nous procéderons à une étude terminologique du chapitre 17 du Protocolo réglementant le système de règlement des différends:37 si l’ambition universelle de l’AP s’illustre à travers le jeu du critère intuitu personae (1), elle est limitée par la compétence ratione materiae à travers la présence des clauses de compétences (2) et se voit remise en question par la compétence ratione personae (3) qui accorde un pouvoir conséquent aux instances de régulation.
II. Le critère intuitu personae, illustration d’une ambition universelle
Si l’ambigüité syntaxique du Chapitre 17 est remarquable en ce qui concerne la règlementation des parties au différend (1.1) elle est bien plus larvée en ce qui concerne les tierces parties (1.2).
1. Une ambigüité notable: les parties au différend
En droit du commerce international, les juridictions ne reconnaissent pas par principe l’action des individus et si la CAN38 se présente comme un OVNI juridictionnel en reconnaissant aux personnes privées39 le droit d’ester en justice auprès du TJCA,40 l’AP n’a pas hérité de cette particularité processuelle.
Pour autant, le chapitre 17 ne précise pas explicitement, à la différence du Mémorandum d’accord sur le règlement des différends de l’OMC (MARD), que seuls les Etats membres de l’AP peuvent utiliser ledit mécanisme. En ce sens, il reprend le flou posé par l’article 3 de l’annexe VII de l’ALADI sur le règlement des différends. Dans le cas présent, si l’article 17.1 qualifie les « partes » selon leur rôle dans le différend, le problème se pose véritablement dès l’article suivant. En son paragraphe 1er, il est question que les «partes en la diferencia procuraran llegar a un acuerdo sobre la interpretacion y la aplicacion…» avec un «p» minuscule, tandis que dans son paragraphe 2 il est question du «proceso de solucion de diferencias entre las Partes», avec un «p» majuscule. De même, l’article 17.5.relatif aux consultations joue également de cette distinction en indiquant que «cualquiera de las Partes podrá solicitar por escrito a otra Parte la celebración de consultas...». Si la distinction entre partie au différend et Partie au protocole semble évidente, le problème se pose véritablement dès lors que l’on cherche à identifier de quelles «Parties» au protocole il s’agit. En effet, la structure ouverte de l’AP laisse place à une libre interprétation et, surtout, à une large considération de ce que recoupe la réalité induite par le terme «Partie». En résulte que les parties au différend, dans le cadre de l’AP ne sont pas nécessairement les États membres. Cette différence terminologique peut alors impliquer soit la participation des États observateurs, soit celle d’États ayant un intérêt à défendre, peu importe qu’ils soient membres ou observateurs de l’AP. En d’autres termes, le mécanisme juridictionnel de l’AP présente un caractère universel. Par ce biais, l’organisation s’apparente à un ersatz de l’Organe de règlement des différends de l’OMC (OSD) mais la question de la dimension universelle de l’AP prend un nouveau sens dès lors que l’on s’intéresse à la pluralité de parties.
Le MARD prévoit la possibilité d’une pluralité de plaignants,41 mais ce sont les multiples groupes spéciaux qui décident, par souci d’économie jurisprudentielle,42 de ne constituer qu’un seul groupe. A l’inverse, au sein de l’AP, ce sont les parties qui décident de s’unir pour présenter une seule demande. La dimension régionale peut alors expliquer le primat de la volonté des parties. En outre, pour reprendre les critères élaborés par Luiz Olavo Baptista,43 ce primat de la volonté peut être analysé comme étant le corollaire de la préservation d’intérêts politiques. Pour autant, cela vient choquer avec l’absence de précision terminologique du terme «partie». L’article 17.9 peut alors être compris tant comme traitant des parties au différend, indifféremment de leur appartenance à l’AP, que comme ne concernant que les membres de l’AP. Plus en avant, cela rend possible l’action de groupes d’États au sein de l’AP et donc ouvre la voie d’un possible lobbying étatique. Le problème du mémoire d’amicus curiae soulevé dans cas DS231 CE-Sardines44 de l’OMC et celui relatif à l’actio popularis étatique sous-entendu dans le différend DS16 et 27 CE-Bananes45 semblent alors n’être plus seulement des hypothèses d’école. La forme ouverte de régionalisme de l’AP associée à cette brèche sémiotique laisse songer à une possible redéfinition de la pratique juridictionnelle. Mais alors si tout Etat peut prétendre à ester en justice en tant que partie, quel rôle reste-t-il aux tierces parties?
2. Une ambigüité larvée: les tierces parties
Considérant la question particulière des tierces parties, outre les conditions afférant à leur statut lors des consultations, ce sont les modalités de leur participation dès lors que le tribunal arbitral est constitué qui sont remarquables.
L’article 17.5.10 indique que “cualquiera de las Partes que considere tener un interés en el asunto objeto de las consultas podrá participar en las consultas en condición de tercera parte, si lo notifica por escrito a las otras Partes dentro de los cinco días siguientes a la fecha en q haya recibido la copia de la solicitud de consultas”. A ce moment précis, les tierces parties pourront alors “exponer sus opiniones sobre el asunto en cuestión”46 sans que ces dernières aient une quelconque incidence sur le déroulement de la procédure : «la participacion de terceras partes no afectara el desarollo de las consultas, para que las partes consultantes puedan alcanzar una solucion mutuamente satisfactoria del asunto en cuestion».47 La priorité est donc affichée: les parties au différend doivent pouvoir parvenir à une solution mutuellement acceptable pour chacun. La primauté de la négociation est ici avancée, comme c’est le cas dans le cadre du MARD,48 l’Annexe VII de l’ALADI, le MERCOSUR49 ou encore le TJCA50 où les tierces parties participent à une sorte de décorum politico-juridique.51 Pour autant, les tierces parties doivent notifier, par écrit, leur intérêt à participer au différend «a las otras Partes dentro de los cinco dias siguentes a la fecha en que haya recibido la copia de la solicitud de consultas».52 Outre la mention d’un délai court pour pouvoir se constituer tierce partie, il reste que les États qui souhaitent bénéficier de ce statut doivent le notifier aux «Partes» et, là encore, le flou persiste sur la détermination des ces parties: s’agit il des parties au différend ou des parties ou protocole ?
Dans la seconde hypothèse, considérant, en effet, que les prérogatives des tierces parties sont limitées mais également que la négociation reste le maître mot de la résolution des différends, il vient que la présence des tierces parties étaye la thèse de la volonté universelle de l’AP. En effet, en étant présente à la négociation sans toutefois en interrompre le processus, les tierces parties illustrent le succès du régionalisme ouvert. Le strict délai prévu ajoute alors à cette volonté: parce qu’ils ont peu de temps pour se constituer, si les États intéressés parviennent à présenter leur demande aux Parties dans le délai imparti, cela implique qu’ils sont au fait des tensions commerciales entre les autres États.
Les modalités conditionnant la participation des tierces parties reposent sur la dialectique poder-tener.53 Il est question, dans un premier temps, de la possibilité pour une Partie de «participar en el procedimiento arbitral como tercera parte... dentro de los 10 dias siguientes a la entrega de la solicitud de establecimiento del tribunal arbitral».54 Cette possibilité laissée aux Etats dans le cadre de la procédure du tribunal arbitral souligne toute la dimension pacifique du système de règlements des différends de l’AP: la négociation lors des consultations primant, la procédure semi-contentieuse du tribunal arbitral55 reste la dernière option. Les tierces parties ont donc un poder-pouvoir: celui d’assister au différend et, indirectement, celui d’influer sur le jeu juridictionnel, qui n’est rendu possible que par le poder-possibilité. Cette double signification portée par le verbe poder fait des tierces parties un instrument supplémentaire œuvrant à l’ambition universelle de l’AP: par la défense de leur intérêt -politique ou économique-, les tierces parties font pression sur le jeu juridictionnel.56 Or, en tant que tiers au différend, leur relation avec les parties aux différends, d’une part et, d’autre part, avec les Parties contractantes, peut être comprise comme une relation de représentation.57 En effet, la latitude d’action laissée à ce statut favorise la participation de nombreux Etats et invite, d’une certaine façon, à une sorte de ralliement juridictionnel.
Dans un second temps, les tierces parties, si elles ont choisi de se constituer devant ledit tribunal, doivent répondre de certaines obligations. En effet, «una tercera parte tendrá derecho a: presentar comunicaciones escritas; asistir y presentar argumentos orales; recibir copias de los escritos presentados...».58 Ce tener-droit s’apparente alors plutôt à un tener-devoir: leur rôle semble être celui d’un quasi amicus curiae, renvoyant alors à l’expérience du Maroc dans le cas DS231 CE-Sardines:59 les pays fondateurs de l’AP auraient-ils appris les leçons juridictionnelles de l’OSD?
Le rôle ambivalent et multiple détenu par les tierces parties permet de penser la structure atypique de l’AP comme une force juridictionnelle contrebalançant, d’une certaine forme, la dimension universelle de l’OMC. Pour autant, et si le cadre dépeint jusqu’alors permet de penser le système du chapitre 17 comme une véritable alternative, reste qu’il comporte certaines limites.
III. Les limites ratione materiae: les clauses de compétence, charnières entre ambition universelle et efficacité
Considérant l’approche kantienne, pour être efficace, un système juridictionnel qui se veut universel doit veiller à ce que ses décisions soient unanimement respectées ou, pour le moins, que les États se sentent liés par ladite décision.60 En d’autres termes, l’efficacité d’une juridiction tient au degré d’obligatoriété de ses décisions sur la communauté d’États membres. Efficacité et universalité devraient donc aller de paire et l’AP devrait pouvoir se doter d’un mécanisme juridictionnel efficace. La mention de clauses de compétences vient pourtant remettre en question cette hypothèse. En effet, cet instrument juridique marque les limites universelles du système prévu par le chapitre 17 du Protocolo au profit d’une apparente efficacité.
L’insertion d’une clause d’eleccion del foro ne surprend pas en soi: de nombreux accords sur les règlements des différends des organisations régionales en contiennent.61 Par son introduction, l’AP fait de son système de règlement des différends un mécanisme classique. Pour autant, cette clause reste en soi critiquable. L’eleccion del foro pose pour principe le libre choix de juridiction potentiellement compétente par les Etats concernés.62 Une fois le choix effectué, il est cependant impossible aux parties de présenter une requête auprès d’une nouvelle juridiction. Le corollaire de l’insertion d’une telle clause est donc la reconnaissance sous-jacente de l’utilisation orientée des mécanismes juridictionnels : pourquoi choisir telle juridiction plutôt qu’une autre si ce n’est pour servir l’intérêt d’au moins une des parties ? Le climat d’insécurité et de compétition ainsi crée ne fait qu’ajouter à la remise en question de l’efficacité de la juridiction non choisie. Dans le cas présent, le choix laissé aux États consiste en la possibilité de présenter une requête auprès de l’OSD ou de quelconque juridiction prévue par un accord commercial dont l’Etat est signataire.63 L’AP, qui oscille entre aspiration universelle -sur le modèle de l’OMC- et tentative d’efficacité -sur le modèle des intégrations régionales-, reproduit donc un mécanisme déjà connu et perd de sa dimension innovante: par le jeu de cette clause, elle fait de son système juridictionnel un mécanisme parmi tant d’autres.
S’il est possible d’envisager le choix de la juridiction comme un élément de preuve de son efficacité, il reste que l’existence même d’une option diminue la possible action de la juridiction en question. En ce sens, la clause de elección del foro favorise la perte de légitimité du système de règlement des différends pensé par le Protocole de l’AP. Dit autrement, l’article 17.4, en rendant possible l’action des autres juridictions régionales -ou de l’OSD-, fait de l’AP un simple mécanisme additionnel à ceux déjà existants. L’originalité et la structure de régionalisme ouvert voulue par l’organisation se trouve alors prise au piège juridictionnel.
La mention d’une clause d’exclusivité pose un autre problème: celui de la compétition latente entre juridictions, plus particulièrement entre le TJCA et le système de l’AP.64 La cláusula de exclusividad ou exclusivité de la compétence du TJCA apparait en note de l’article 17.3: «Para mayor certeza, el presente Capitulo no aplicara a las diferencias que surjan entre la República de Colombia y la República del Perú respecto de las normas que conforman el Ordenamiento Jurídico de la Comunidad Andina». Deux des membres fondateurs de l’AP s’excluent donc de jure de la pratique de son mécanisme de règlement des différends au profit de celui du tribunal andin. Comment est-il alors possible d’envisager ce système naissant comme efficace ? La culture intégrationniste des pays membres de la CAN se trouve confrontée à un problème majeur: concilier efficacité juridictionnelle et multiplication des juridictions sur la scène régionale. En s’excluant explicitement et directement de la compétence des instances prévues par l’AP, la Colombie et le Pérou soulignent les failles de ce mécanisme naissant et, plus encore, établissent des limites strictes. Dans ces conditions, comment penser le système du chapitre 17 comme universel et efficace? En portant en soi les limites au développement d’un système universel de règlement des différends, le chapitre 17, par la clause d’exclusivité de compétences du TJCA se prive d’une certaine efficacité.
La question de la compétence ratione materiae se pose donc comme charnière en ambition universelle et nécessaire efficacité. Les limites posées par les clauses de compétences font alors écho au rôle des instances de résolution des conflits qui constituent, quant à elles, une véritable remise en question de l’efficacité pressentie.
IV. La remise en question ratione personae de l’efficacité: les instances de résolution des conflits
Le mécanisme de règlement des différends établit par l’AP vise à la «prevención o solución de cualquier diferencia que surja entre las Partes relativa a la interpretación o aplicación de las disposiciones del presente Protocolo Adicional...»65 moyennant «todos los esfuerzos para alcanzar una solución mutuamente satisfactoria del asunto sometido...».66 A cette fin, la primauté des négociations est affirmée dès les premiers articles du chapitre 17.67 Cependant, le recours à des instances de résolution des conflits n’est pas exclu. Il existe en effet deux possibilités offertes aux parties à un différend pour trouver une solution à leur contentieux en cas d’échec des négociations. La première consiste en l’intervention de la Comisión de Libre Comercio et la seconde en l’établissement du Tribunal Arbitral, mécanismes dont le mimétisme nous renvoie aux pratiques du TJCA68 et du MERCOSUR.69
«Cualquiera de las partes consultantes podrá solicitar... la intervención de la Comisión de Libre Comercio» en estos casos: “la parte consultada no responde a la solicitud de consultas” ou bien, “el asunto objeto de las consultas no se ha resuelto de conformidad con los plazos establecidos”.70 Mais là encore la Commission a pour mission de formuler des recommandations: elle peut user des bons offices, de la conciliation et de la médiation ou de tout autre pratique de négociation qu’elle estimera nécessaire et adéquate afin de résoudre le différend de la manière la plus pacifique possible.71 La création même de cet organe fait écho à la conception kantienne de paix perpétuelle: l’établissement d’un tribunal n’est pas souhaité mais les négociations directes étant soumises à des contingences parfois incontrôlables, reste que la mise en place d’un organe de résolution pacifique des différends semble être le compromis entre exigences kantiennes et nécessités pratiques, sur le modèle de l’OSD. Les fonctions de la Comisión de Libre Comercio de l’AP étayent donc l’hypothèse selon laquelle le mécanisme de résolution des différends de l’AP se veut être, d’une part, une sorte de synthèse des expériences passées et, d’autre part, une alternative juridictionnelle viable. Pour autant, et malgré un objectif louable, l’existence même de la Commission ne fait qu’illustrer les failles des systèmes juridictionnels actuels.72 En effet, pourquoi songer à un nouvel organe de contrôle si ceux déjà existants étaient efficaces ? La création de cet organe vient donc finalement mettre en lumière l’impossible efficacité des exigences kantiennes. Souplesse et rigueur sont au cœur du projet juridictionnel de l’AP: si la Commission ne s’est pas réunie ou ne s’est pas prononcée dans le délai imparti par le Protocole, «la parte reclamante podrá solicitar por escrito a la parte reclamada el establecimiento de un tribunal arbitral».73
Outre la constitution d’un tribunal arbitral en cas de manquements de la part de la Commission, l’établissement d’un tribunal arbitral peut également se faire sur demande de «la parte reclamante (que) indicará las razones de su solicitud...».74 Le second mode de constitution du Tribunal de l’AP est donc une saisine directe par la «parte reclamante», ce qui implique une phase contentieuse rapide et qui n’est pas sans nous rappeler le mécanisme juridictionnel strict de la CAN.75 Il est d’ailleurs rappelé, dans l’un et l’autre cas, que la décision du tribunal est sans appel et obligatoire.76 Le Protocole de l’AP tente donc de conjuguer les points forts de chacun des mécanismes juridictionnels des organisations phares du droit international économique. Pour autant, tout comme la Commission, et toujours en vertu de la conception kantienne des relations commerciales internationales, l’existence même d’un organe de contrôle invite à s’interroger sur l’efficacité des mécanismes prévus par le Protocole. Dit autrement, la simple pratique de négociations entre les États parties et tierces parties à un différend devrait pouvoir permettre de le solutionner. A trop s’inspirer des systèmes déjà existants tout en voulant s’en distinguer, le chapitre 17 perd en originalité et, surtout, en possible efficacité.
V. Conclusion
Tiraillé entre ambition universelle et souci d’efficacité conjoncturel, le système de règlement des différends de l’AP ne semble donc pas se présenter comme l’innovation juridictionnelle la plus efficace de la région. L’ambition universelle affichée tend en effet à s’effriter: le mécanisme prévu s’apparente un bricolage juridictionnel à l’esthétique cependant indéniable: la culture intégrationniste latino américaine serait-elle victime de son succès? Aujourd’hui l’AP se présente comme une institution porteuse d’espoirs pourtant tout reste encore à faire: le chapitre 17 met en lumière les failles majeures du régionalisme latino américain et malgré tout porte en soi la clé de résolution des conflits animant la zone. L’imprécision sémantique des articles du chapitre 17 œuvre à une vision universelle du mécanisme de règlement des différends mais en choisissant d’encadrer, par le biais des clauses de compétences, les actions des États, l’AP pourrait alors permettre au TJCA de s’imposer comme la juridiction régionale efficace, mettant ainsi à mal ses ambitions premières. Avec la détermination des compétences de la Comision de Libre Comercio et du Tribunal arbitral, l’AP opère une remise en question de l’efficacité voulue, eu égard l’idéal kantien. Le difficile équilibre entre dimension universelle et efficacité est donc, avec le système de règlement des différends pensé par l’AP, mis en évidence. L’inspiration multiple des mécanismes existants sur la scène régionale et internationale se présente finalement comme un embrouillamini et l’AP se dessine alors comme une allégorie77 politico-juridique.
La frénésie avec laquelle se développent les mécanismes régionaux de règlement des différends dans le domaine du droit international économique met en lumière les faiblesses du système de l’OMC et alimente donc les critiques visant au démantèlement de l’OSD. Et s’il est certain que son fonctionnement est perfectible, il n’empêche qu’actuellement ce mécanisme est le plus efficace sur la scène international en ce qu’il parvient à conjuguer les diverses exigences du droit international économique. Plutôt que d’opter pour une multiplication des juridictions internationales, pourquoi ne pas alors tenter de rénover l’OSD et ainsi d’impulser une nouvelle dynamique kantienne à la résolution des différends?