Le Mexique est confronté à une concurrence croissante pour l’utilisation de l’eau. Pour faire face à cette demande, les autorités financent de coûteuses infrastructures hydrauliques -barrage, aqueduc- qui permettent d’acheminer l’eau depuis des régions de plus en plus lointaines. Parallèlement à ces dispositifs de gestion de l’offre, elles ont aussi mis en place une politique de gestion de la demande orientée à promouvoir un usage plus responsable de l’eau. Un des aspects centraux de cette politique est la rationalisation de l’eau d’irrigation, usage auquel sont destinées 76 % des ressources en eau du pays. Depuis 2007, la Commission Nationale de l’Eau (CONAGUA) a instauré un vaste programme destiné à moderniser l’irrigation qui comprend plusieurs mesures, notamment la cimentation des canaux gravitaires à ciel ouvert et leur remplacement par des canalisations enterrées (CONAGUA 2008 ; CONAGUA 2014a, 129). Cette stratégie prend acte du fait que 70 % de l’irrigation au Mexique se réalise de façon gravitaire (INEGI 2017), alors que l’efficacité de conduction de ce système oscille entre 45 et 86 % selon les estimations (IMTA 2010 ; CONAGUA 2014a, 41). Cela signifie qu’entre un quart et la moitié du volume d’eau qui sert à l’arrosage des cultures se perd au niveau de la conduction ou de la distribution par évaporation, infiltration ou filtration (González Pedroza 2014). La substitution des canaux d’irrigation à ciel ouvert par des canalisations enterrées pourrait permettre de récupérer des volumes d’eau, puis de les affecter à d’autres usages plus productifs (CONAGUA 2014a, 129).
Cette politique est mise en place dans les territoires locaux depuis les instances fédérales, à la suite de négociations entre la CONAGUA et les associations d’irrigants. Elle est apparemment bien acceptée par certaines associations d’irrigants, qui dans un contexte d’urbanisation croissante, y voit aussi le moyen d’éviter la décharge des eaux usées dans les canaux (Ladki et al. 2006). Toutefois, elle s’applique dans le seul objectif d’augmenter l’efficacité d’irrigation, sans tenir compte que cette pratique remplit de nombreuses autres fonctions à niveau local, au-delà de l’arrosage des cultures. En effet, il est rare, en particulier dans les communautés paysannes et indiennes, que la ressource en eau serve uniquement à la consommation domestique ou à l’irrigation. Les canaux d’irrigation sont souvent utilisés comme un lieu de réunion et de récréation, ils créent un entourage ombragé et rafraîchissant, et constituent à ce titre un élément constitutif du territoire et du paysage, qui contribue à l’appropriation de l’espace par la population. Ces infrastructures ont aussi souvent un rôle social, culturel, symbolique, car elles renvoient à un moment particulier de l’histoire de la communauté -l’accès à l’autonomie en eau par exemple -, elles permettent le maintien de certaines formes d’organisation spatiales, sociales et politiques - la conservation des relations entre certains villages pour l’ouverture des vannes par exemple-. En France, plusieurs canaux sont à ce titre considérés comme un patrimoine qui doit être transmis aux générations futures et font l’objet de politiques de mise en valeur et conservation (Bouleau et al. 2011).
Érigée en principe de gestion de l’eau au niveau international, la lutte contre le gaspillage de l’eau d’irrigation fait cependant depuis longtemps l’objet de controverse. Les pertes d’eau par évaporation, filtration ou infiltration ne sont pas nécessairement des pertes à l’échelle de l’hydrosystème dans son ensemble et peuvent contribuer à la recharge des nappes ou alimenter des systèmes annexes d’irrigation (Ruf 2006). L’objectif de cet article est de contribuer à ce débat, en nous centrant sur les impacts que la disparition des canaux peut avoir sur le fonctionnement du territoire, à partir du cas du réseau d’irrigation gravitaire alimenté par la source Las Tazas, dans l’État du Morelos, au Mexique1.
L’État du Morelos est frontalier du Ciudad de México et des États de México, Puebla et Guerrero. Du fait de sa proximité avec la capitale du pays, il a été soumis à une forte urbanisation, qui s’est faite en partie sur les superficies irriguées. Ainsi, l’aire irriguée par la source Las Tazas se trouve aujourd’hui intégrée à la zone urbaine de Cuautla, deuxième ville la plus peuplée du Morelos. En 1993, la source Las Tazas a commencé à se tarir, après que les autorités municipales ont perforé un nouveau captage pour l’usage domestique dans un terrain situé à quelques kilomètres. Pour économiser l’eau et maintenir l’irrigation des cultures, la CONAGUA et la Commission de l’Eau et de l’Environnement du Morelos (CEAMA)2 ont financé en 2010 le remplacement du principal canal à ciel ouvert par une canalisation enterrée.
Pour comprendre le contexte dans lequel ces travaux ont été mis en place et réalisés, nous avons réalisé une révision des articles publiés dans la presse régionale et effectué des recherches aux Archives Historiques de l’Eau à Mexico, où sont conservées des photographies de la source et de son réservoir dans les années 1960. Nous avons aussi eu accès, grâce à la nouvelle loi d’accès à l’information, à la correspondance entre les autorités et l’association d’irrigants. En parallèle, nous avons réalisé 11 entretiens en profondeur avec les usagers du réseau et les autorités ejidales3 et effectué de nombreuses visites de terrain dans le périmètre irrigué par la source Las Tazas. Cette démarche nous a permis d’identifier le rôle qu’a joué le réseau d’irrigation gravitaire dans la construction du territoire puis dans sa transformation.
L’article montre, dans un premier temps, comment les réseaux d’irrigation gravitaire sont devenus un enjeu de la politique de l’eau mexicaine. Il décrit, dans un deuxième temps, le réseau d’irrigation alimenté par la source Las Tazas et le rôle qu’il jouait dans le fonctionnement du territoire. Finalement, dans une troisième partie, il analyse les transformations qu’a subies le territoire lorsque le réseau d’irrigation gravitaire a été remplacé par des canalisations enterrées.
1. Les réseaux d’irrigation gravitaire, enjeu de la politique de l’eau au Mexique
1.1 Le Mexique, un pays avec une longue tradition d’irrigation gravitaire
Le Mexique possède une longue tradition d’irrigation gravitaire. Les deux tiers du territoire mexicain étant situés dans des zones arides ou semi-arides, la sédentarisation des populations à l’époque précolombienne a été rendue possible par la mise en place de complexes systèmes d’irrigation, dont certains vestiges sont encore appréciables aujourd’hui, comme à Hierve El Agua dans l’État d’Oaxaca. L’essentiel des précipitations ayant lieu durant la saison des pluies, de juin à septembre, c’est grâce au développement des périmètres irrigués que les groupes préhispaniques pouvaient obtenir plusieurs moissons de maïs et de graines de chia par an (Díez 1919 ; Valladares 2003).
Après la Conquête, les Espagnols impulsèrent à leur tour l’agriculture irriguée, pour développer certaines cultures, comme la canne à sucre. Ils s’approprièrent une partie de l’eau des rivières, tout en reconnaissant certains droits aux communautés indiennes qui exploitaient ces sources depuis l’époque préhispanique, en instaurant des règlements qui établissaient le nombre de jours d’eau correspondant à chaque usager (Von Wobeser 1983). L’expansion des grandes propriétés agricoles conduisit toutefois à une concentration toujours plus importante des terres et des ressources en eau, pour accroître la production et augmenter les bénéfices économiques (Valladares 2003, 3). Au XIXe siècle, l’accaparement des sources atteignit des niveaux tels que de nombreuses communautés paysannes se virent dans l’impossibilité d’assurer leur reproduction socio-économique. Selon Laura Valladares, en 1910, le seul village du Morelos à posséder officiellement un droit d’exploitation sur une source était Xochitepec (ibid., 29). Alors que les propriétaires des grands domaines agricoles construisaient d’ingénieux systèmes hydrauliques pour tirer au maximum parti de l’eau disponible, comme le canal d’Agua Hedionda, destiné à acheminer l’eau de la source du même nom jusqu’aux terres de l’hacienda de Santa Clara Montefalco, à plus de 50 kilomètres, les paysans n’avaient pas l’autorisation d’exploiter la ressource ni les moyens financiers de construire des systèmes d’irrigation (ibid., 28). Privées de la possibilité d’accéder à un volume d’eau suffisant, un certain nombre de communautés furent forcées de changer d’activités, comme dans la région de l’Amatzinac, où la culture des arbres fruitiers fut remplacée par celle du maïs et du sorgo.
La Révolution mexicaine entraîna une profonde recomposition des règles d’accès à la terre et à l’eau (Palerm 2004). Les paysans qui prirent les armes en 1911 au côté d’Emiliano Zapata demandaient des terres pour cultiver, mais aussi et surtout de l’eau pour irriguer, sans quoi la terre au Mexique ne donne des fruits que quelques mois de l’année, durant la saison des pluies. Après la Révolution, l’eau fut redistribuée aux communautés agraires et aux ejidos, de la même façon que la terre, au travers de 3 modalités : restitution, lorsque les communautés avaient reçu de la couronne espagnole des droits sur certains cours d’eau, durant l’époque coloniale ; dotation par accession, lorsque les terres expropriées aux haciendas et attribuées en dotation aux ejidos étaient irriguées ; et dotation, lorsque le gouvernement attribuait à un ejido qui les avait sollicités des droits d’exploitation sur un cours d’eau (Palerm 2004)4. Parallèlement à ce processus de répartition, le gouvernement mexicain, à travers la Commission Nationale d’Irrigation créée en 1926, entreprit la construction d’ambitieux ouvrages hydrauliques dans les zones arides et encouragea la colonisation des terres nouvellement irriguées, pour développer l’agriculture et promouvoir la modernisation du pays (Aboites 1998, 112). Ces deux processus conduisirent à la construction d’un vaste système de réseaux d’irrigation, parfois issus des infrastructures hydrauliques qui avaient servi à l’irrigation des terres des haciendas au XIXe siècle, mais souvent créés de toutes pièces pour mettre en œuvre la nouvelle répartition de l’eau établie par les autorités.
La Commission Nationale Agraire (CNA) disposait d’un département spécialisé chargé de la planification des travaux. Si l’utilisation de l’eau souterraine était envisageable, l’option technique qui a été pratiquement toujours privilégiée par les géologues et les ingénieurs de la Commission durant les années postérieures à la Révolution a été l’adduction gravitaire de l’eau superficielle, à ciel ouvert. Cette situation est vraisemblablement liée au fait que le Mexique possédait une longue tradition d’irrigation gravitaire, dont il convenait de tirer parti. D’autre part, même si les puits artisanaux étaient utilisés dans les territoires ruraux depuis le XIXe siècle, il perdurait au début du siècle une certaine méconnaissance quant à la disponibilité et à la localisation des eaux souterraines (ibid., 169). Ce n’est en réalité qu’à partir des années 1930 et 1940 que l’extraction d’eau souterraine pour l’usage domestique et agricole s’est développée à grande échelle, grâce à la diffusion de l’électricité et au développement des pompes électriques qui permettaient d’extraire l’eau de façon constante, à une plus grande profondeur et à un moindre coût (ibid., 174). De plus, cette technique d’irrigation avait l’avantage d’avoir de très faibles coûts d’infrastructure et d’opération, à une époque où l’eau n’avait pas de coût pour l’agriculteur (Casteñeda-Martínez et al. 2008).
Même si l’agriculture n’est plus un secteur d’activité aussi important que par le passé, la plupart des canaux d’irrigation construits à l’issue de de la Révolution mexicaine subsistent encore aujourd’hui. Lors de la promulgation de la nouvelle Loi sur l’Eau en 1992, les dotations d’eau attribuées aux ejidos durant l’époque de la répartition agraire ont été reconnues dans les concessions d’eau attribuées aux associations d’irrigants5; seules les modalités de gestion des réseaux ont changé puisque l’État mexicain a transféré l’opération, la conservation et l’administration des canaux aux associations d’irrigants. Selon les données de l’inegi, le Mexique possédait en 2017 une superficie agricole de 32,4 millions d’hectares, dont 6,6 millions disposaient d’eau pour l’arrosage des cultures (INEGI 2017), ce qui en faisait le sixième pays du monde en termes de superficie équipée pour l’irrigation (FAO 2016).
Figure 1 Superficie équipée pour l’irrigation (FAO 2016).
Pays | Superf icie (en milliers d’hectares) |
Inde | 70 400 |
Chine | 69 863 |
États-Unis | 26 708 |
Pakistan | 19 990 |
Iran | 8 700 |
Mexique | 6 4006 |
Source : Base de Données Principale d’Aquastat.
Si certains réseaux ont évidemment fait l’objet d’aménagements au fil du temps, 70 % de l’irrigation est toujours réalisée par système gravitaire (INEGI 2017) : l’eau de rivière ou de source7 est acheminée par gravité par un réseau de canaux de plus en plus petits jusqu’aux champs à irriguer, puis distribuée dans
des sillons ou des rigoles d’infiltration. Ce système d’irrigation représente une maille de 89 605 kilomètres de canaux sur le territoire mexicain, dont 96 % sont des canaux à ciel ouvert (en terre ou revêtus de ciment) et seulement 11 % des tuyaux enterrés (CONAGUA 2014b). Ces canaux se divisent en canaux principaux, latéraux, sublatéraux et «branches »8. Les canaux principaux sont ceux qui conduisent l’eau de la source d’approvisionnement jusqu’à l’entrée du périmètre irrigué ; les canaux latéraux dérivent l’eau du canal principal, les canaux sublatéraux celle des canaux latéraux et ainsi successivement (González Pedroza 2014, 103).
1.2 Les réseaux d’irrigation gravitaire, enjeu de la politique de l’eau mexicaine
Le Mexique possède une disponibilité naturelle moyenne d’eau par an et par habitant de 3736 m3 (CONAGUA 2015, 23). Si l’on s’en tient à cette moyenne nationale, le pays ne semble pas se trouver en état de stress hydrique. Cependant, les ressources en eau, tout comme la population, sont très inégalement réparties sur le territoire. Dans la péninsule de Basse Californie, au nord du pays, la précipitation moyenne annuelle est de 150 mm, alors que dans la zone sud du pays, elle est de 1987 mm (CONAGUA 2018, 35). Or, 77 % de la population se concentre justement dans les zones arides et semi-arides du pays, ce qui fait que certaines régions administratives9 (la région administrative du Río Bravo, celle de la Péninsule de Basse-Californie et celle des Eaux de la Vallée de Mexico) sont confrontées à de sérieux problèmes de pénurie. En réalité, seule la région administrative de la Frontière Sud présente des conditions de disponibilité favorables, supérieures à 10 000 m3 par habitant et par an (CONAGUA 2015 ; Breña Puyol et al. 2007, 66 ; Kauffer 2006), faisant de la question de la disponibilité de la ressource un des principaux enjeux de la gestion de l’eau au Mexique.
L’un des axes directeurs de la politique mexicaine pour améliorer les conditions de disponibilité de la ressource sur le territoire concerne l’eau d’irrigation car l’agriculture est le plus grand consommateur d’eau du pays. Selon les données de la CONAGUA, 76 % des ressources en eau du pays servent à l’usage agricole, 14 % à l’usage domestique, 5 % à la génération d’énergie électrique et 5 % à l’usage industriel (CONAGUA 2018). Or, les indicateurs de performance de l’irrigation ne sont pas bons. L’efficacité de conduction des systèmes gravitaires à niveau national se situe entre 45 % et 60 % ; quant à l’efficacité d’application, elle est de l’ordre de 60 % (IMTA 2010). D’autres estimations signalent que 53 % de l’eau se perd au niveau de la conduction et de l’application, ce qui signifie que seul 47 % de l’eau d’irrigation sert effectivement à l’arrosage des cultures (Román López et al. 2013). Même si au niveau de l’hydrosystème, ces pertes servent à la recharge des nappes phréatiques, la politique de l’eau mexicaine part du principe qu’en améliorant la performance du secteur, le Mexique pourrait accroître la disponibilité de la ressource et récupérer certains volumes qui pourraient être affectés à l’usage domestique ou industriel (CONAGUA 2014a ; Breña Puyol et al. 2007, 66).
À noter que cette politique n’est pas exclusive du Mexique. Le programme d’action mis en place lors de la conférence de Dublin en 1992 insistait déjà sur les énormes gaspillages de l’eau, en particulier dans l’agriculture irriguée « qui consomme 80 % des eaux et qui en perdrait jusqu’à 60 % avant l’arrivée à destination » (Ruf 2006, 6). Économiser l’eau d’irrigation s’est imposée comme un principe de gestion durable de la ressource à niveau international.
Au Mexique, la réhabilitation, modernisation et technification des périmètres irrigués est depuis 2007 l’une des principales lignes d’action du gouvernement mexicain en matière hydrique. La performance de l’irrigation étant tout à la fois liée aux problèmes d’infiltration et évaporation lors de la conduction de l’eau et aux techniques d’arrosage (Breña Puyol et al. 2007, 66), cette politique inclut différentes mesures : la technification de l’arrosage (arrosage goutte-à-goutte et arrosage par aspersion en remplacement des systèmes d’irrigation par inondation) ; la substitution de certaines cultures trop consommatrices d’eau; et finalement, le revêtement des canaux ou leur remplacement par des canalisations enterrées (CONAGUA 2008; CONAGUA 2014a, 129). Ce type de dispositif est utilisé dans le nord du pays, où se concentre la majeure partie de l’agriculture commerciale, mais pas uniquement. On trouve dans la presse de nombreux articles rapportant que la Commission Nationale de l’Eau a fait remplacer les canaux qui transportaient l’eau à ciel ouvert par des canalisations enterrées dans les États de Durango et Chihuahua10 mais aussi Mexico11 et Morelos. Le journal El Siglo de Durango rapporte que la CONAGUA a assigné un montant de 300 millions de pesos12 à cette mesure dans les seuls Districts d’Irrigation de la Laguna et de Durango en 201413.
Entièrement orientées à rendre plus efficace l’usage agricole de l’eau, ces politiques ne prennent nullement en compte que l’irrigation n’est pas un acte qui consiste uniquement à utiliser l’eau comme un facteur de production (Ruf 2006, 6). Dans l’hydraulique gravitaire, l’eau n’est pas seulement un liquide qui est transporté et consommé en superficie ; la circulation de l’eau est liée à certains modes de relations sociales, certaines formes d’économie, certains écosystèmes et paysages, certains types de fonctionnement politique (Marié 2004). Les réseaux d’irrigation gravitaire obligent les hommes à s’organiser pour répartir et répandre l’eau, gérer les exutoires et ce faisant, ils créent des solidarités, des modalités de coopération ; ils font aussi émerger des chemins d’eau, qui donnent naissance à des écosystèmes et conditionnent de façon plus ou moins importante le rapport de la population au territoire (Ruf 2006, 6). À partir du cas du réseau d’irrigation alimenté par la source Las Tazas dans l’État du Morelos, nous souhaitons mettre en évidence comment dans certaines régions du Mexique, les canaux d’irrigation ont contribué à la construction territoriale et comment leur disparition conduit à la désarticulation du territoire.
2. Le réseau d’irrigation de la source Las Tazas et son rôle dans la construction territoriale
2.1. Un réseau d’irrigation centenaire
L’État du Morelos a la particularité d’abriter de très nombreuses sources superficielles, qui servent à l’irrigation ou à l’usage domestique14. Parmi elles, la source Las Tazas, située sur les terres de l’ejido Cuautlixco, dans le municipe de Cuautla. Il s’agit en réalité de trois sources situées à peu de distance l’une de l’autre : la Taza Grande, la Taza Vieja et la Taza Chica. Jusque dans les années 1990, date où le système d’eau potable de la ville de Cuautla a réalisé un forage profond qui a entraîné l’assèchement de la Taza Grande, le manantial alimentait par gravité trois canaux d’irrigation creusés à même à la terre, qui servaient à arroser les terres des ejidos Casasano, Cuautlixco et Tetelcingo et de la Propriété Rurale Casasano. Le plus important, par ses dimensions et le nombre d’usagers, était le Grand Canal Casasano. Les deux autres étaient connus sous le nom de Canal Sauce Chino et Canal Ahuehuepan (voir figure 2).
![](/img/revistas/trace/n79//2007-2392-trace-79-151-gf1.jpg)
Source : Création individuelle. Réalisation graphique : Sheila Uranga.
Figure 2 Schéma illustrant l’aménagement de la source Las Tazas et les réseaux d’irrigation qu’elle alimente, 2014.
Le grand Canal Casasano prend naissance dans le réservoir de la Taza Grande, il reçoit les eaux de la Taza Chica, traverse les terres des ejidos Cuautlixco et Casasano et la raffinerie de canne à sucre La Abeja, qui utilisait la force motrice de l’eau pour faire fonctionner son pressoir. Puis il irrigue les terres de l’ancienne Hacienda de Casasano, aujourd’hui Propriété Rurale de Casasano. Le canal a la particularité de présenter dans sa partie initiale une légère contrepente (Ávalos et Palerm 2003), mais jusque dans les années 1980, le débit de la source Las Tazas était tel que cette situation n’empêchait pas d’acheminer l’eau par gravité jusqu’aux terrains agricoles.
La formation de ce réseau d’irrigation remonte à la fin des années 1920. Avant la Révolution, la source Las Tazas servait à l’irrigation des terrains de l’Hacienda de Casasano. Les propriétaires de l’hacienda firent construire un barrage au niveau des sources pour retenir l’eau et l’utiliser pour l’usage agricole. Les terres de l’hacienda, particulièrement fertiles pour la culture de la canne à sucre, furent redistribuées aux paysans après la Révolution, et avec elles, l’eau qui était utilisée pour irriguer les terrains. En 1926, la Secretaria de Agricultura y Fomento (SAF) publie un règlement sur la distribution des eaux dans le bassin de la rivière Cuautla, qui attribue aux ejidos Santa Inés, Casasano, Cuautlixco et Tetelcingo un volume d’eau de 1135 lps de la source Las Tazas pour l’usage agricole et aux propriétaires de l’hacienda 234 lps (figure 3).
Figure 3 Partage des eaux de la source Las Tazas en 1926.
Usager | Dotation (l/s) | Volume annuel (m3) |
Ejido Cuautlixco | 142 | 4 496 958 |
Ejido Santa Inés | 85 | 2 690 285 |
Ejido Casasano | 862 | 27 218 430 |
Ejido Tetelcingo | 46 | 1 467 428 |
Hacienda de Casasano | 234 | 7 400 257 |
Source: Reglamento para la distribución de las aguas de los Manantiales y Corrientes tributarias de la Cuenca del río Cuautla, Cuenca del Balsas, Estado de Morelos, Secretaría de Agricultura y Fomento, Dirección de Aguas, Tierras y Colonización, Tacubaya, Ciudad de México (1926).
Il est difficile de savoir si les ejidos ont hérité des infrastructures hydrauliques de l’Hacienda de Casasano ou ont procédé eux-mêmes aux tracés des canaux pour concrétiser la répartition de l’eau fixée par le règlement. Quoiqu’il en soit, l’important pour notre propos est d’observer qu’à l’exception de l’ejido Santa Inés, les usagers agricoles actuels ont hérité de dotations en eau octroyées au terme de la Révolution mexicaine. Ceci signifie que l’agencement du réseau se maintient pratiquement inchangé depuis les années 1920. Il a seulement subi quelques aménagements techniques, comme en 1973 lorsque le président du commissariat ejidal de Cuautlixco, Cándido Archundia, décida d’aménager l’espace autour de la source en centre aquatique (Parral et Guzmán 2007). Le réservoir de la Taza Grande était depuis longtemps déjà utilisé par les touristes comme lieu de baignade et de plongée en raison de la grande profondeur de l’eau (figure 4) mais pour attirer un plus large public et augmenter les revenus de l’ejido, les autorités ejidales firent construire plusieurs piscines entre la Taza Vieja et la Taza Chica, qui subsistent encore aujourd’hui. Dans les années 1980, Las Tazas devint ainsi un centre aquatique réputé dans tout le Morelos.
![](/img/revistas/trace/n79//2007-2392-trace-79-151-gf2.jpg)
Source : Comisión Nacional del Agua-Archivo Histórico del Agua, Fondo Colección Fotográfica.
Figure 4 Photo du réservoir de la source Las Tazas, en février 1963.
Si l’agencement du réseau d’irrigation date des années 1920, les conditions de fonctionnement et d’opération du périmètre irrigué ont par contre fortement évolué. À l’issue de la Révolution mexicaine, les ejidos Casasano, Cuautlixco et Tetelcingo étaient situés en dehors de la zone urbaine de Cuautla, tant et si bien qu’il fallait prendre le train pour se rendre en centre-ville. Aujourd’hui, ils sont intégrés à la zone urbaine de Cuautla et forment un espace périurbain, où coexistent une population dédiée aux activités agricoles et une population dédiée aux activités tertiaires. Même s’il est difficile de calculer la superficie qui était irriguée par la source Las Tazas à la fin des années 1920, il ne fait pas de doute qu’elle s’est considérablement réduite, au fur et à mesure que les ejidos se sont urbanisés et la population résidente s’est accrue. Malgré tout, le périmètre irrigué s’est maintenu comme un territoire agricole fonctionnel jusqu’au début des années 1990. Selon les chiffres de l’association d’irrigants, la source Las Tazas irriguait encore 450 hectares de terre au début des années 1990.
2.2 Le réseau, un territoire de vie
Le réseau d’irrigation a joué un rôle important dans la construction du territoire parce qu’il est le support de tout un système de relations sociales spatialisées. Même lorsque l’État était officiellement responsable de la gestion des infrastructures d’irrigation de 1953 à 1993, les usagers ont dû s’organiser pour assurer l’entretien des canaux et la répartition de l’eau au niveau de leur territoire. Ils se réunissaient périodiquement pour désherber et garantir la bonne maintenance des infrastructures. Trois fois par an, ils ouvraient les vannes du réservoir pour retirer les déchets et les herbes qui s’accumulaient au fond de l’eau. Les ejidatarios nommaient un canalero pour ouvrir et fermer les vannes et distribuer l’eau entre les différentes parcelles à irriguer, mais ils étaient présents de façon quasi permanente sur le terrain pour garantir que le roulement de distribution de l’eau se fasse selon les règles établies.
Au-delà de son rôle pour l’irrigation, l’espace du réseau a été approprié par les habitants vivant sur les terres des ejidos Cuautlixco et Casasano15. Les berges des canaux d’irrigation étaient utilisées comme lieu de réunion ; le réseau technique lui-même - la source et les canaux - servait comme lieu de baignade, lieu de pêche et abreuvoir pour les animaux.
« Nous allions très souvent aux canaux. Il n’y avait pas d’eau dans les maisons, pas de réseau d’eau potable, alors tout le monde allait aux canaux, c’est là que tu lavais les vêtements, c’est là que tu te lavais. Les gens avaient des vaches, du bétail, et ils les amenaient aussi au canal. Il y avait des poissons dans l’eau du canal, on allait les pêcher pour manger16 ».
« Quand j’étais petit, je me baignais dans ce canal. Tous mes amis, on jouait ici, l’eau avait une profondeur d’un mètre et demi et nous nagions ici17 ».
Sous l’effet des pratiques du groupe, les différentes composantes techniques du réseau - la source, les vannes de répartition, le canal - ont été érigées au rang de lieu et comme tel, elles portent un nom qui les différencie et les singularise. La source Las Tazas est ainsi appelée en raison du réservoir qui a été construit autour de la source et simule la forme d’une tasse ; le canal qui conduit l’eau jusqu’à la raffinerie de sucre de Casasano est connu comme le Grand Canal Casasano en raison de la quantité d’eau qu’il transporte ; les autres canaux qui partent de la source Las Tazas portent le nom de canal Ahuehuepan et canal Sauce Chino. Même si ces noms sont parfois un héritage du passé - la source Las Tazas s’appelait déjà ainsi avant la Révolution, comme en témoigne le règlement de partage des eaux du Río Cuautla de 1926 -, le fait que les communautés paysannes utilisent ces dénominations reflète bien la nécessité qu’elles ont de nommer les lieux qu’elles pratiquent et/ou qu’elles habitent.
L’usage que les communautés paysannes font du réseau d’irrigation correspond au concept de multifonctionnalité qu’a proposé Marwan Ladki (Ladki et al. 2012) : les communautés confèrent plusieurs fonctions aux réseaux hydrauliques et ne les utilisent pas uniquement pour l’irrigation. Cependant, cette situation peut être aussi appréhendée comme un processus d’appropriation de l’espace, un processus de territorialisation : l’espace du réseau, cet espace technique qui n’a d’autre vocation que de transporter l’eau d’un point à un autre, est vécu, parcouru, pratiqué par les communautés paysannes, et ce faisant, il est approprié et devient territoire (Di Méo 1998).
L’espace des réseaux n’est pas seulement l’objet d’un processus d’appropriation matérielle, mais aussi idéelle. En même temps qu’elles pratiquent et vivent l’espace, les communautés lui accordent certaines valeurs, certaines significations. À travers l’usage qu’ils font de l’espace du réseau, les membres des communautés paysannes découvrent et s’approprient les éléments naturels et culturels qui s’y trouvent, ils les organisent et confèrent à cette organisation une valeur esthétique. Au terme de ce processus, l’eau qui coule, en traversant deux rangées de saules, devient un paysage, digne de contemplation.
« C’est ici que commence le canal Casasano. Tout était très beau, rempli d’eau, jusqu’au rebord. Regardez, il y une marque, là où arrivait d’habitude le niveau de l’eau. L’eau du canal venait de la source La Taza Grande. À l’époque, tout était vert, rempli de végétation, beaucoup de bananiers, de saules. Le saule, c’est un arbre très beau, mais ils disparaissent, parce qu’ils ont besoin de beaucoup d’humidité pour pousser. Tout autour, c’était des champs et, regarde, maintenant il n’y a plus que des maisons18 ».
Sous l’effet de l’appropriation et des pratiques du groupe, un territoire a donc été produit. Mais la construction territoriale ne se limite pas à l’objet, elle s’observe aussi chez les habitants. La population exprime un sentiment d’identification et d’appartenance aux lieux. Ses liens à l’espace vécu vont même plus loin et se trouvent associés à une dialectique dedans/dehors (Aldhuy 2008) : pour les ejidatarios, le manantial et le réseau sont une source d’orgueil et de fierté, qui les attache au territoire et les différencie des autres, ceux qui viennent de l’extérieur pour profiter de ces attractions naturelles.
« Las Tazas étaient magnifiques. Dans l’histoire du Morelos, dans l’histoire de l’Hacienda de Casasano, il y a une référence à une dame qui venait moudre le maïs à l’époque coloniale et visitait Casasano uniquement pour sa source, qui se trouve à l’entrée de Cuautlixco. C’était un véritable lac d’eau douce. Et la source est aujourd’hui complètement sèche19 ».
La source et le réseau d’irrigation qu’elle alimente peuvent de cette façon être appréhendés comme un des médiateurs de la territorialité des habitants installés sur les terres des ejidos, et plus particulièrement des irrigants qui sont responsables de l’entretien des infrastructures hydrauliques. Claude Raffestin définit la territorialité comme l’ensemble des relations qu’un groupe entretient non seulement avec lui-même mais avec l’extériorité et l’altérité à l’aide de médiateurs dans la perspective d’acquérir la plus grande autonomie possible, compte tenu des ressources du système (Raffestin 1986, 92). Il établit que ces médiateurs peuvent être un instrument, un symbole, un code ou une technique (Raffestin 1984, 440) et que le paradigme de la territorialité n’a pas pour objet la réalité matérielle qu’est l’espace, mais la sémiosphère que le groupe humain mobilise pour transformer cette réalité matérielle (Raffestin 1986, 94). Plus simplement, la territorialité est souvent définie comme « les relations plus ou moins précises et conscientes qu’un groupe social maintient avec son territoire, et plus généralement avec l’espace qui l’entoure » (Lacoste 2003).
Si nous faisons ici référence au concept de territorialité, c’est pour bien souligner que les liens qui s’établissent entre une société et son espace sont multiples (Aldhuy 2008). La construction territoriale ne se fait pas uniquement dans l’espace, mais aussi dans le groupe social qui se l’approprie. Le réseau d’irrigation alimenté par la source Las Tazas est un territoire produit et approprié, mais c’est dans le même temps un élément qui détermine les relations du groupe à l’espace et contribue à donner aux ejidatarios le sentiment d’appartenir au groupe et à un territoire d’une grande beauté. La substitution du réseau par une canalisation fermée va non seulement entraîner la désintégration du territoire, mais aussi entraîner une perte de repères pour les habitants qui l’habitent et ébranler un des fondements de leur identité.
3. Le réagencement du réseau et la désarticulation du territoire
3.1. L’assèchement de la source et la transformation du réseau
Au cours du XXe siècle, le Morelos est passé d’un État rural à un État majoritairement urbain. Alors que la population urbaine n’était que de 64 925 habitants en 1910, 84 % de la population du Morelos était urbaine en 2010, ce qui représentait 1,4 million d’habitants20 (INEGI 2010).
L’urbanisation de la région a commencé dans les années 1930. Elle s’est accélérée dans les années 1960-1970, sous l’effet de la croissance naturelle de la population, de l’exode rural, mais aussi de la construction de l’autoroute Mexico-Acapulco, qui a réduit le temps de déplacement depuis la capitale du pays et encouragé de nombreux habitants de la ville de Mexico à acquérir une résidence secondaire dans la région.
Comme dans le reste du Mexique, une grande partie de l’urbanisation dans le Morelos s’est faite au travers de procédures d’urbanisation informelle, situation qui a généré de nombreux problèmes sur le plan hydrique. Certains quartiers informels se sont construits sur des zones hautement perméables, entraînant la pollution et/ou le tarissement de nombreuses sources d’eau qui servaient à l’usage agricole ou domestique. Bien que depuis les années 1990, l’expansion urbaine se soit surtout effectuée via l’implantation de lotissements en territoires périurbains, ces nouvelles modalités d’urbanisation n’ont pas permis de réduire les nuisances hydriques suscitées par les nouveaux centres de population car la question de l’eau n’est prise en compte que très partiellement dans les procédures d’aménagement urbain (Latargère 2018). Il est ainsi intéressant d’observer que la déstructuration du réseau d’irrigation qui est alimenté par la source Las Tazas est directement liée aux décisions qu’ont prises à un moment donné les autorités de la ville de Cuautla pour résoudre les défis posés par l’expansion urbaine.
Au début des années 1990, les sources qui alimentent le réseau d’eau potable de la zone centre de Cuautla ne satisfaisaient plus les besoins en eau de la population et des commerces existants. Pour tenter de résoudre le problème, le Système d’Eau Potable et d’Assainissement de Cuautla (SOAPSC)21 procède en 1993 à la perforation d’un forage profond sur un terrain que les autorités municipales ont acheté à l’ejido Santa Inés22. L’organisme de l’eau municipal, qui n’a pas encore obtenu l’autorisation de la CONAGUA pour perforer le captage, touche les veines de la source Las Tazas, entraînant la baisse immédiate et subite de son débit (cf. figure 5). Celui-ci passe de 418 litres par seconde en 1992 à 293 litres en 199323. Les usagers constatent rapidement le tarissement de la source et après avoir identifié que le problème est lié à la perforation du captage, ils exigent aux autorités de réintégrer l’eau du captage dans le canal pour pouvoir continuer à irriguer leurs cultures.
Cependant, dès le départ, la CONAGUA se montre hostile à cette solution. Deux ans plus tard, elle finit par proposer aux ejidatarios deux options : le revêtement du canal pour diminuer les filtrations au niveau de la conduction ou la substitution du grand Canal Casasano par une canalisation enterrée. La deuxième solution avait la faveur de la CONAGUA, car elle permettait de récupérer de plus grands volumes d’eau pour l’irrigation, mais les usagers s’opposent radicalement à cette option. Ils argumentent qu’elle induirait la transformation du centre aquatique et augmenterait le coût de l’irrigation car l’eau devrait être pompée en permanence en raison du dénivelé que présente le terrain aux alen-Réalisation : À partir des mesures de jaugeage fournies par la CONAGUA.
tours de la source. Finalement en 1997, la Commission Nationale de l’Eau procède au revêtement du canal, ainsi qu’à la perforation d’un captage pour compenser les volumes d’eau perdus pour l’irrigation.
Pourtant, durant les années postérieures, le débit de la source continue à diminuer de façon pratiquement continue : en 2002, un jaugeage réalisé par la CONAGUA marque un débit d’à peine 25 litres par seconde, débit qui rend impossible l’irrigation des 466 hectares de terres qui sont censées être arrosées avec les eaux de la source. Dans ce contexte de crise, les usagers virent de position et exigent des autorités la mise en place d’un système de pompage au niveau de la source, travaux qui seront finalement réalisés en 2004. Cette solution ne permettant pas d’acheminer suffisamment d’eau jusqu’aux champs, ils demandent à la CONAGUA de remplacer le canal par une canalisation fermée pour éviter les pertes d’eau au niveau de la conduction et maximiser les volumes d’eau disponibles pour l’irrigation des parcelles. En 2010 et 2011, la CONAGUA finance finalement en coordination avec la Commission Étatique de l’Eau et de l’Environnement (CEAMA) l’installation d’une canalisation enterrée le long du canal et la construction de robinets d’eau au niveau de chaque parcelle à irriguer, pour un coût total de près de 11 millions de pesos24 (figure 6 et 7).
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Auteur : Jade Latargère.
Figure 6 Photo des canalisations qui acheminent l’eau de la source et suivent le tracé de l’ancien canal Casasano (2014).
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Auteur : Jade Latargère
Figure 7 Photo de l’arrivée de l’eau de la source Las Tazas au niveau des parcelles agricoles (2014).
Il est intéressant d’observer que ces travaux ont été réalisés à partir des dispositifs d’action traditionnels de la politique de l’eau mexicaine. Ils ont été financés dans le cadre du programme « Alliance pour les Champs », dont l’objectif est la réhabilitation et modernisation des infrastructures destinées à l’irrigation, et appréhendés comme une action visant à augmenter la productivité agricole, conformément aux objectifs de la politique de l’eau25. Alors que les usagers se sont, durant de nombreuses années, montrés réticents à cette solution technique qui, ils le savaient, aurait un impact très fort sur le fonctionnement du centre aquatique et de leur territoire de vie, la Commission Nationale de l’Eau n’a pas tenu compte de la dimension territoriale et est restée cantonnée au critère traditionnel d’efficacité d’irrigation, lorsqu’elle a décidé de remplacer le canal par une canalisation fermée.
3.2 La désarticulation du territoire
L’assèchement de la source et le remplacement du canal à ciel ouvert par une canalisation enterrée ont eu d’importants impacts économiques. Dans le passé, les usagers du réseau cultivaient une grande variété de cultures (plantes horticoles, oignons, riz) et effectuaient jusqu’à trois récoltes par an. Actuellement, l’unique culture qu’il est possible de planter avec le volume d’eau que fournit actuellement la source est la canne à sucre, dont la récolte n’a lieu qu’une seule fois par an, ce qui a entraîné une perte de revenus pour les agriculteurs26. Comme l’eau n’est plus acheminée par gravité mais par pompage, le prix de l’irrigation a augmenté, ce qui diminue encore davantage la productivité et la rentabilité agricole27. En raison de la faible rentabilité du secteur, de nombreux membres de l’ejido ont préféré renoncer à l’usage agricole et vendre ou louer leurs terres pour y construire des maisons ou des pépinières.
Cependant, la transformation du réseau d’irrigation a aussi et surtout profondément altéré les liens qui unissaient les habitants à l’espace. Elle a d’abord entraîné la disparition de toute une série de pratiques sociales spatialisées liées au réseau. Comme le canal Casasano n’achemine plus d’eau, les ejidatarios ont cessé d’être présents sur le terrain pour ouvrir et fermer les vannes de contrôle de l’eau et ont relâché la surveillance autour du canal. Celui-ci a commencé à recevoir les eaux usées des nouveaux quartiers résidentiels qui se sont créés aux alentours. Le grand Canal Casasano, qui autrefois transportait une eau cristalline et riche en poissons, s’est ainsi converti en une rigole, où coulent les eaux sales et s’empilent les déchets. La quantité d’ordures est telle que le nettoyage du canal ne peut plus se réaliser qu’avec l’aide d’une tractopelle, que ne possèdent ni l’ejido Cuautlixco, ni l’ejido Casasano. En conséquence, les usagers ont renoncé à se réunir périodiquement pour désherber et nettoyer l’infrastructure hydraulique qu’ils avaient en concession.
« Avant, nous nettoyions le canal, conjointement avec les membres de la petite propriété, nous étions chacun responsable du nettoyage d’un tronçon. Mais maintenant on ne le fait plus, il est hors de question d’entrer dans le canal, c’est plein d’eaux usées, de verre, de déchets28 ».
Le canal s’étant converti en un réceptacle d’eaux usées et de déchets, l’espace du réseau a cessé d’être approprié par les riverains. Plus personne ne se réunit sur les berges des canaux pour se baigner, pêcher ou passer le temps en famille. L’existence du canal est même devenue un problème pour les gens qui possèdent des terrains alentour en raison des mauvaises odeurs et du risque de contracter la dengue ou une autre maladie infectieuse. Lors de nos visites de terrain, nous avons pu constater comment à plusieurs reprises, les propriétaires des parcelles adjacentes demandaient aux représentants du comisariado ejidal de procéder au nettoyage du canal.
La disparition du canal a aussi bouleversé le rapport idéel que la population maintenait avec son territoire, son sentiment d’appartenance et d’identification aux lieux. Même si le centre aquatique existe toujours aujourd’hui, le remplacement des canaux à ciel ouvert par des canalisations enterrées a induit de tels changements dans le paysage que les ejidatarios ne s’y reconnaissent plus. Depuis que l’eau du manantial est pompée et ne jaillit plus à la superficie, le réservoir où naît la source n’est plus nettoyé et fait miroiter ses eaux stagnantes. L’existence du centre aquatique a permis d’éviter l’accumulation des déchets, mais le lit du canal n’est plus qu’une dépression de terre et les ponts et les différentes retenues d’eau qui ponctuaient le parcours du canal n’ont plus aucune utilité (Figure 8 et 9).
« Évidemment que nous ne sommes pas contents. Cela nous a considérablement affecté…mais on ne peut plus rien faire, c’était si beau, les gens venaient, montaient, et admiraient le paysage, ils venaient de tout le Mexique pour faire de la plongée. Ça ne m’intéresse pas de savoir comment le centre aquatique est devenu alors que tout était si beau, l’eau était propre. Je vous le répète, je ne sais pas comment c’est maintenant, je n’y vais plus, ça me rend triste29 ».
Les ejidatarios se montrent profondément affectés par la transformation qu’a subie leur territoire. Ils lamentent d’ailleurs beaucoup plus les impacts d’ordre culturel et territorial que les pertes économiques induites par le tarissement de la source. Seul un acteur mentionne que les revenus du centre aquatique ont considérablement diminué après l’installation du système de pompage et des conduites souterraines. Pour les autres, la nuisance tient surtout au fait qu’un centre aquatique qui était apprécié dans tout le Morelos pour sa beauté, ait perdu son attractivité, que le paysage aux alentours du canal et de la source se soit fortement détérioré.
La disparition du canal n’a évidemment pas eu le même impact pour tous les habitants du territoire. Pour les riverains récemment installés sur les terres des ejidos, la transformation du réseau est surtout associée à des nuisances d’ordre olfactif ou sanitaire, en raison de l’accumulation de déchets dans le canal. Mais dans le cas des ejidatarios qui habitent le territoire depuis plusieurs générations, il n’est pas insensé de considérer que la transformation du réseau a affecté jusqu’à l’identité du groupe30. Depuis la Révolution mexicaine, la terre est un patrimoine qui se transmet de génération en génération au sein des ejidos. L’identité des communautés paysannes repose en grande partie sur la possesion d’un territoire, dont la singularité dépend de l’existence de certains repères spatiaux clairement identifiables: une montagne ou un point d’eau, comme dans le cas des ejidos Cuautlixco et Casasano. La disparition de ces repères, combinée à d’autres processus de transformation territoriale - la diminution de l’activité agricole, l’augmentation de la population urbaine - altère nécessairement les fondements identitaires du groupe.
Dans le cas que nous étudions, les ejidatarios recourent surtout un langage d’évaluation esthétique - la dégradation du paysage - lorsqu’ils parlent des nuisances qu’ils subissent. Toutefois, on peut formuler l’hypothèse que c’est parce qu’ils ne savent pas comment décrire et rendre compréhensible à l’autre ce que la transformation du réseau a provoqué. Tout se passe comme si parler du paysage était aussi une façon d’évoquer plus largement la destruction d’une forme de vie qui était associée à l’eau et aux réseaux hydrauliques. Évaluer les nuisances, les coûts qui sont associés à la disparition d’une certaine forme de vie, est difficile, qui plus est pour ceux qui en sont victimes. Le langage économique s’avère inadapté à rendre compte des dommages qui relèvent de l’ordre de l’identité, du sacré ; l’évaluation du dommage ne peut se faire qu’en prenant en compte et en intégrant plusieurs critères (Martínez-Alier 2002). En ce sens, on peut considérer que les nuisances suscitées par la transformation du réseau vont probablement au-delà de ce qu’en disent les habitants de la zone : comme elles touchent à des questions d’ordre identitaire, ils ne parviennent pas à en rendre compte rationnellement, sinon seulement de façon partielle, en insistant sur la perte de pratiques sociales et les transformations du paysage.
En plus d’altérer les fondements identitaires du groupe, on peut observer que le remplacement du canal par des canalisations enterrées a entraîné la désarticulation du territoire. Cette intervention technique, aussi minime semble-t-elle, a converti un territoire autrefois attractif en une friche sociale (Raffestin 1982, 169). Le concept de friche sociale doit être en notre sens entendu dans une double acceptation. Dans son sens strict, une friche sociale est, comme le définit Claude Raffestin, un territoire qui cesse d’être produit, approprié par la société (ibid.). Cependant, il nous semble que ce concept a, au Mexique, des implications qu’il n’a pas forcément dans les pays européens : un territoire qui cesse d’être approprié, produit par la société est voué à devenir un no-man’s land, dénué de toute régulation et de tout contrôle, où s’accumulent déchets et rebuts en tout genre. Et c’est bien ce qu’est devenu le territoire autour du canal Las Tazas : un espace où sont déversées illégalement les eaux usées, s’amoncellent les déchets en tout genre, en marge de toute régulation ou contrôle (figure 10).
Cette désarticulation du territoire ne semble pas être un phénomène temporaire. Certes de nouvelles pratiques de l’espace ont émergé : des maisons et des pépinières se sont construites aux alentours du canal, sur les anciens terrains irrigués. Cependant, ces pratiques ne semblent pas faire émerger un référentiel commun au groupe qui partage l’espace, car elles ont pour cadre l’espace de la propriété privée. Même l’eau qui sert à l’arrosage des pépinières provient de puits artisanaux creusés sur chaque propriété privée31. De plus, à différence de la culture de la canne, l’arboriculture et l’horticulture se pratiquent dans des pots, ce qui ne favorise pas l’attachement à la terre ni au territoire. En ce sens, et même en acceptant que la construction du territoire se fait sur un temps long (Di Méo 1998), il n’est pas encore possible d’identifier clairement un processus de reconstruction territoriale.
Conclusion
L’assèchement de la source Las Tazas et la substitution du Canal Casasano par une canalisation enterrée ont converti un territoire autrefois prospère en une friche sociale et altéré les repères identitaires des groupes qui y vivaient. Ces transformations accélèrent la perte de vitesse d’un espace rural déjà forte-
ment fragilisé par le manquement de rentabilité des cultures agricoles et confortent l’existence d’inégalités environnementales, dans la mesure où les groupes sociaux les plus vulnérables sont aussi ceux qui sont exposés à la pollution et un cadre de vie détérioré (Durand et Jaglin 2012).
À travers ce cas d’étude, nous souhaitons mettre en avant que la disparition des canaux gravitaires à ciel ouvert ne doit pas se décider uniquement sur des critères d’efficacité. Même si les systèmes d’irrigation gravitaire engendrent des pertes d’eau importantes au niveau de la conduction et de la distribution, certains méritent d’être conservés pour maintenir la fonctionnalité des territoires. Le Mexique est confronté à une situation de pénurie d’eau croissante mais parce qu’ils sont le support de toute une série de pratiques sociales spatialisées, les réseaux d’irrigation gravitaire permettent l’appropriation de l’espace, ils attachent la population aux lieux, évitant que les territoires ruraux et/ou périurbains se convertissent en friche sociale, dépourvue de régulation et ouverte à l’insécurité. La Commission Nationale de l’Eau devrait prendre en compte les impacts que leur disparition peut générer sur les territoires avant de décider de les remplacer par des canalisations fermées.
Certes, dans notre cas d’étude, il est possible d’argumenter que cette décision a été prise une fois que l’eau ne circulait déjà plus dans le canal, lorsque le débit de la source avait atteint un niveau pratiquement nul. Il reste que, comme nous l’avons montré, la dimension territoriale n’est nullement intégrée dans les dispositifs d’action publique. Si cela avait été le cas, les autorités auraient envisagé, comme le demandaient les usagers, d’autres solutions techniques qui auraient permis la remise en eau du canal, en réintégrant par exemple une partie de l’eau du captage au niveau de la source. Ce type d’initiatives a déjà été mis en place dans d’autres pays, en Suisse notamment, dans les cas des bisses de Vex et de Saxon à des fins culturelles et touristiques (Reynard 2003).
En plus d’éviter la désarticulation de certains territoires, la conservation des canaux à ciel ouvert pourrait aussi, sous certaines conditions, favoriser leur mise en tourisme. Dans l’État du Morelos, la présence de sources d’eau superficielle a depuis longtemps été valorisée comme une ressource territoriale : dès les années 1920, les gens visitaient la région pour profiter du climat ensoleillé et se rafraîchir dans les sources d’eau cristalline. À l’heure actuelle, alors qu’il est de plus en plus rare de voir couler l’eau à l’air libre au Mexique, l’eau qui circule dans les canaux d’irrigation pourrait être considérée comme une ressource territoriale (Lamara 2009), en particulier dans les territoires qui ne possèdent aucun avantage compétitif sur le plan économique.
La conservation de ce type d’infrastructures semble d’autant plus pertinente qu’on peut considérer que les réseaux d’irrigation gravitaire symbolisent un moment particulier de l’histoire mexicaine : ils sont un témoin du rapport particulier que la société entretenait avec l’eau au sortir de la Révolution. À ce titre, ils peuvent être considérés comme des paysages culturels ou des paysages d’eau et pourraient aussi être catalogués comme des patrimoines à conserver.