Introduction
Les Cotlatlaztin sont des antipodistes rituels nahuaphones qualifiés de « danseurs » ou « hommes-vents » qui œuvrent comme auxiliaires des cérémonies de demande de pluie du mois de mai dans le sud-ouest du Mexique. Le propos est d’analyser ici1 les pratiques individuelles et collectives d’exercice physique qui forgent l’endurance des corps et construisent la masculinité à l’intérieur de cette classe d’âge de jeunes adultes. L’entraînement est associé à une narration mythique et idéologique développée au sein du « groupe de danse » qui les institue comme protecteurs du village. On assiste à un processus d’héroïsation de leur rôle rituel, du fait notamment de la violence et de l’insécurité que connaît cette région.
Dans une première partie, on s’intéressera à leur rôle officiel : vêtir les croix du village, mais aussi personnifier les vents et appeler la pluie. Puis, on s’attachera à leur aspect occulte, à travers leur pratique de courses à pied nocturnes et leur rôle spirituel développé par le leader actuel du groupe2. Enfin, on verra comment la course à pied a été resémantisée comme mécanisme de transformation de soi et comme processus thérapeutique contre les addictions (alcoolisme, psychotropes).
Les pratiques ritualisées des Cotlatlaztin (et dans une moindre mesure des Chivos, autre groupe de danse d’un village voisin) forment donc un registre d’actions duel autour des processus d’actualisation et de transformation (du biologique comme de soi-même), que l’on interrogera ci-après avec les catégories d’analyse du « virtuel » et de « l’empowerment ».
Rappelons à cet effet, que le virtuel ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel (Hamayon 2015, 4)3; que le virtuel est ce qui a la « vertu » de la chose sans l’être (ibid.) ; que l’étymologie du terme vient du latin médiéval virtualis, lui-même dérivé de virtus signifiant vertu, c’est-à-dire comme synonyme de potentiel (potential en anglais) (ibid.) : « étant à l’état de simple possibilité : qui a en soi toutes les conditions essentielles à sa réalisation » (Dictionnaire le Robert). Enfin, que le virtuel crée un « lien de continuité intrinsèque et inscrit dans la durée entre la propriété virtuelle et la propriété actualisée » (Hamayon 2015, 5).
D’autre part, précisons que la notion d’empowerment (traduit par autonomisation, agentivation ou plus dernièrement francisé comme « empouvoirement ») (Martin 2016) sera comprise ici comme le « processus par lequel une personne, ou un groupe social, acquiert la maîtrise des moyens qui lui permettent de se conscientiser, de renforcer son potentiel et de se transformer dans une perspective de développement, d’amélioration de ses conditions de vie et de son environnement » (ibid.) ; que l’on peut également l’appréhender comme un processus d’agentivité ou d’agentivation à la suite des travaux de Judith Butler (inMartin 2016), c’est-à-dire qui insiste sur les capacités d’agir des agents, aboutissant à la potentialisation de leurs atouts ou sur « l’acquisition d’une capacité ou d’une puissance d’agir sur sa condition » (ibid.). Bien que la majeure partie de l’usage du terme se fasse dans le domaine des processus de transformations politiques, sociaux, collectifs ou individuels4, il sera ici rapporté au sous-champ des pratiques d’empowerment et de self-empowering liées à la santé. Cette dernière est intrinsèquement liée au domaine de la foi, en particulier en cas d’incertitude5.
Ces deux notions étant issues de deux champs différents de la pensée - du domaine thélogique pour le virtuel ; des études politiques et sur la domination pour l’empowerment- , on se demandera alors comment elles peuvent se rencontrer autour de l’actualisation des potentialités, tant de l’environnement que de l’homme, au sein des pratiques rituelles présentées ici présentées.
Dans la réflexion sur la notion de virtuel - comme « possible actualisable » grâce au travail des agents rituels -, la question de la forme est également importante : car virtuel s’oppose non seulement à actuel mais à formel (dictionnaire de l’Académie française, inHamayon 2015, 5). Nous insisterons sur les conditions de mise en situation pour qu’elles prennent forme au moyen du « travail par corps », caractéristique de ces protecteurs de l’ombre. On se demandera ainsi ce que devient le corps dans un cadre virtuel. Comment est-il le siège tout à la fois du processus de virtualisation et d’empowerment? Comment les acteurs rituels décrivent-ils ces processus de transformation dans le rituel et dans leur propre perception ? Et quelle efficacité attendent-ils de ces actions?
Pour ce faire, je propose de considérer les Cotlatlaztin comme un groupe masculin d’initiation6 centré autour d’une classe d’âge particulière - les adolescents et jeunes adultes - et ordonné par un mentor7.
Le propos est également d’analyser le cas présenté ici depuis le point de vue emic (Olivier de Sardan 2008), c’est-à-dire depuis les représentations des acteurs, en insistant sur leur agentivité8, leur capacité d’agir et de construire leur propre monde de demain. A partir de leurs multiples positions et recherches de résolution de problèmes, les hommes-vents et leur leader « combinent »9 les emprunts d’usages et d’idées à des ensembles culturels, religieux et techniques hétérogènes. Comment cette dynamique permet-elle un processus de recomposition et de reconstruction du rapport au territoire, à l’identité locale - en somme des processus d’ethnogenèse10 - , tout en agissant sur la transformation des personnes ?
Situation d’Acatlán
Le village d’Acatlán de Juárez est situé dans la région de la basse montagne (à 1280 m d’altitude) de l’État de Guerrero, au sud-ouest du Mexique. Il fait partie de la zone rurale nahuaphone de la municipalité de Chilapa de Álvarez, à quelques 8 km du chef-lieu. Quelques 3700 habitants vivent dans cette bourgade, selon les données de 2020 de l’INEGI. Le taux de bilinguisme nahuatl-espagnol est important (environ 70 % de la population) mais la proportion de locuteurs nahuaphones tend à décroître parmi les jeunes et adultes de moins de 30 ans. Près de 18 % de la population a moins de 15 ans, et plus de la moitié (56 %) sont des adultes de 15 à 59 ans dont 900 hommes (INEGI 2020). Classé dans les localités présentant un degré élevé de marginalisation, le village se caractérise dans le même temps par une forte diversification des activités économiques et on peut y observer des différenciations sociales marquées. Agriculteurs, artisans et producteurs de cire ont en partie cédé la place aux commerçants. Une forte proportion d’adultes et des jeunes générations s’emploie également dans les fabriques, les restaurants et les services des villes proches, ou dans la petite bureaucratie de la capitale de l’état, Chilpancingo. On trouve également des instituteurs, professeurs, des professions libérales, avocats, médecins, vétérinaires, pharmaciens, étudiants… Plusieurs historiens, anthropologues et administrateurs des affaires indiennes (Instituto Nacional Indigenista - INI, aujourd’hui Instituto Nacional de los Pueblos Indígenas - INPI), des fondateurs des mouvements indiens de l’état (en particulier du Consejo Guerrerense 500 años de Resistencia Indígena fort important dans les années 1990-2010), des vidéastes aussi, ont beaucoup documenté leur village d’origine. Malgré cette diversité, les occupations agricoles sont toujours les activités de référence lorsqu’il s’agit de définir l’identité commune villageoise. C’est particulièrement le cas au moment des fêtes religieuses et patronales, adossées au calendrier romain catholique. Ces fêtes présentent des formes de « bris-collage » (Mary 1994, 2000) entre un catholicime populaire et des formes de chamanisme agraire.
La localité est connue pour son site archéologique : les grottes d’Oxtotitlán, qui abritent des peintures olmèques de première importance, datant de la période préclassique moyenne (Middle Preclassic period, c. 800-500 BC)11. Est particulièrement connue et révérée par les habitants une figure identifiée comme une divinité homme-jaguar olmèque (ill. 1a et 1b). Les costumes féminins (huipil brodé et jupe longue tissée) ainsi que ses fêtes et ses danses contribuent également à son rayonnement régional, voire national.
Qui sont les Cotlatlaztin ?
La « danse » des Cotlataztin (ou «hombres-vientos», « hommes-vents », ehecameh), est également dénommée Cotlatlatzin ou Acotlatlatzin12 dans les textes. Les Cotlatlaztin font partie d’un ensemble qualifié génériquement en espagnol de « groupes de danses » (danzas) et ses membres de danzantes (danseurs). Ces groupes masculins multiples participent aux fêtes patronales, aux changements de majordomie (comme les chivos, maromeros, moros) et à différents évènements communautaires. Les Cotlatlaztin, pour leur part, participent au cycle de cérémonies visant à favoriser les pluies et les bonnes récoltes qui se déroulent principalement entre le mois de mai et la fin du mois de septembre. Y sont également associés les Tlacololeros (danse des agriculteurs luttant contre les animaux nuisibles) ainsi que des combattants cérémoniels, les tigres (jaguars ou Ocelomeh en nahuatl)13. Chaque groupe réalise des parcours, assortis de chorégraphies et de différents actes rituels, selon le rôle qui leur est assigné dans les différentes séquences composant le cycle des cérémonies de demande de pluie.
Les Cotlatlaztin forment un groupe cérémoniel masculin d’antipodistes14 et d’athlètes. Ils exécutent des jongleries rituelles en faisant tournoyer une bille de bois sur leurs pieds, des chorégraphies sonores ainsi que des parcours rituels réalisés en courses à pied (carrera de resistencia)15. Ils ne se produisent que durant les fêtes des saisons des pluies. Leur préparation commence pendant le mois d’avril, moment de la première fête importante du cycle agricole, avec la Saint-Marc le 24 avril où chaque agriculteur fait bénir ses semences de maïs, de haricot et de courges (bendición de las semillas). Leur activité cérémonielle principale consiste à intervenir dans différentes séquences des cérémonies de demande de pluie, en particulier lors de la fête de la Sainte-Croix, du 1er au 5 mai. Celle-ci constitue le point culminant du cycle des cérémonies agricoles couplées au culte des montagnes (cerros) dans tout l’état de Guerrero16.
Les « danseurs » sont des adolescents et des jeunes hommes de 14 à 30 ans environ17 dont les situations sont variables. Soit ils vivent au village, soit c’est le cas de leurs grands-parents. Beaucoup de familles se sont en effet installées dans la région - à Chilapa, Chilpancingo, Iguala - ou dans le District fédéral et l’État de Mexico (à Ciudad Nezahualcóyotl par exemple)18. Certains ont fini leur secundaria (équivalent du collège français) ou continuent à l’extérieur des études techniques voire, plus rarement, universitaires. Ils peuvent aussi n’avoir comme autre perspective que celle de partir travailler comme journaliers agricoles dans les plantations du Sinaloa ou du nord du pays, comme les populations de la Haute montagne réputées les plus pauvres de l’État. Lorsque c’est le cas, ils partent une fois achevée leur participation aux fêtes communautaires (après la fête des morts notamment)19. Sous l’égide du principal (une « autorité », homme plus âgé) qui les guide dans leurs différentes pratiques, ils sont organisés en groupe avec à leur tête un capitán (ou « capitaine » : un pair, le plus expérimenté) . Le capitán est aussi celui qui rend compte des problèmes auprès du principal et, en retour, fait la courroie de transmission de ses instructions avec les autres danseurs.
Pour être danseur, le premier des engagements est celui de la manda, ce vœu personnel qui est prononcé de « travailler pour les croix », en échange de quoi l’on espère que la foi et l’effort investi, le sérieux de la promesa (ou huenchihualiztli, promesse, vœu)20 permettront d’être exaucé dans ses souhaits : espérance de guérison, de réussite dans les études et le parcours suivi, vœu personnel ou familial selon les situations. Pour faire face aux moments de crise, de maladies, aux problèmes économiques ou de travail, ils s’engagent dans une relation contractuelle en offrant cette pénitence, cet autosacrifice pour obtenir la réalisation de leurs vœux. Ils s’engagent en même temps à accomplir le rituel de demande de pluie pour leur village. Ce dernier constitue un espace toujours fondamental de collaboration et de construction des collectifs, en procurant un fort sentiment d’identité communautaire.
Il y a encore quelques années, deux groupes de Cotlatlaztin coexistaient dans le village, fort différents dans leur esprit, leur philosophie et leurs méthodes de travail. Je me centrerai ici sur le groupe mené par Don Apolinar21 qui se caractérise par le renforcement d’une narration mythique et d’activités cérémonielles densifiées et resémantisées22. C’est aussi le seul groupe rituel qui insiste autant sur la préparation à l’effort physique, avec un entraînement très sévère, pour pouvoir trotter « comme le vent » dans les ravins et coteaux montagneux.
Au mois d’avril, le comisario - autorité politique des localités inframunicipales dans le Guerrero - fait un appel par haut-parleur en « invitant » tous ceux qui le souhaitent à participer aux Cotlatlaztin en se réunissant dans la maison du principal, Don Apolinar. Selon les années, celui-ci a sous sa responsabilité entre 25 et 50 jeunes hommes. Sa brigade est montée jusqu’à 83 membres, ce qui montre son pouvoir rassembleur (poder de convocatoria).
Sous l’égide de leur mentor, les auxiliaires (ayudantes) sont préparés aux principales tâches qu’ils doivent accomplir, parmi lesquelles on peut distinguer un scénario rituel diurne exotérique et collectif (les fêtes de demande de pluie au sommet des montagnes et l’habillage des croix) et un scénario nocturne ésotérique plus individualisé (parcourir en courant les limites du village, lutter contre les démons tout en renouant le lien avec les protecteurs de l’inframonde et les entités oniriques).
Scénario diurne - vêtir les croix, protéger le village
La première tâche (appelée «trabajo») des Cotlatlaztin est de vêtir les croix du village et du territoire - qui sont révérées comme des puissances divines - pour les fêtes de la Sainte-Croix qui ont lieu du 1er au 4 mai. Ces cérémonies, fondamentales dans la reproduction de la vie sociale, visent à demander les pluies23, de bonnes récoltes, la prospérité et l’éloignement des maladies. Parmi les multiples séquences rituelles, l’habillage des croix du village doit être réalisé à partir du 1er mai. Les Cotlatlaztin sont les officiants des croix et doivent s’en occuper et les garder. Ils revêtent le corps de bois d’un tablier brodé (mandil ou tlaquentli en nahuatl)24. Les croix « demeurant » dans l’église doivent également être habillées pour la bénédiction des offrandes dans la paroisse du village. Comme me l’a confié Doña Paula, acatèque d’environ 70 ans : «Las cruces deben llevar su ropita (les croix doivent porter leurs petits vêtements), sinon on court le risque qu’il ne pleuve pas ».
Puis, les officiants déposent des offrandes, des bougies (veladoras) et des fleurs. Ils prient et encensent les croix selon un parcours rituel établi. Ils répètent le même protocole pour chacune d’entre elles, tout d’abord celles du village, des carrefours et celles qui bornent les terrains de culture proche.
Le 2 mai, ils grimpent les chemins pour s’occuper des grandes croix présentes de la base jusqu’au sommet de la montagne tutélaire appelée le Cerro Cruzco (ou Hueytepetl). A leur tour, on les revêt d’une sorte de pagne (ceñidor) ou d’un tablier (sendal, mandil ou tlaquentli en nahuatl) et d’une sorte de petite cape (gabancito ou modelantal en nahuatl). « La croyance est que si on leur met leurs gabancitos, il va pleuvoir, c’est la coutume » soulignent de nouveau nos informatrices.
On s’occupe également des grottes. La croix située à l’entrée de la grotte d’Oxtotitlán, non loin des fresques olmèques, est de particulière importance. On rend offrande également aux concrétions calcaires qui personnifient des êtres non-humains (le chien, el perro, par exemple) à qui l’on dépose des colliers de fleurs de cempazuchil (oeillets d’Inde), des bougies, de l’encens25. Enfin, le 3 mai, on révère les croix situées aux sources du bas du village (Colotipán). En tout, ce sont plus de 200 points dont les hommes-vents doivent s’occuper, en transportant les vêtements miniatures jusqu’aux limites du terrain communautaire26.
Scénario diurne - personnifier les vents, appeler la pluie, imiter le tonnerre
La deuxième phase des tâches rituelles des Cotlatlaztin, celle pour laquelle ils sont connus de tous les pèlerins et visiteurs, est de personnifier les vents. Les hommes-vents offrent des performances dansées et sonores aux entités invisibles garantissant la fertilité agricole. Pour ce faire, ils grimpent en courant, poussant des cris suraigus sous leur masque27, jusqu’au sommet de la montagne Cruzco. L’un des Cotlatlaztin porte une croix de bois ornée de colliers de fleurs et de ses parures de tissu. Le capitaine porte un long bâton de bois décoré de spirales de couleurs. Un autre est chargé du teponaztli, cet idiophone à languette, en bois poli, « divinisé par les acatecos»28. Par son bruit (tic toc), il rappelle le son de la pluie.
Puis vient le rôle plus proprement chorégraphique endossé par les membres, durant l’action d’appeler l’eau ( Atzahtzilistli), au cours de laquelle les participants alternent rondes, hululements et figures antipodistes avec le bâton de bois aux couleurs vives (ill. 2a et 2b). On les dénomme à ce moment-là les hommes-vents puisqu’ils personnifient les bourrasques ; ils crient et supplient pour que vienne la pluie. Ils exécutent une ronde dans un sens, puis dans l’autre, puis hululent en chœur à la pluie, en imitation du vent qui souffle. Au centre, le principal, Don Apolinar, dos contre le sol, est le seul autorisé à pouvoir faire tourner le rondin de bois coloré29 avec ses pieds nus et à exécuter les figures antipodiques sacrées. Après avoir exécuté toute une série de rituels mimétiques et sonores pour amener la pluie, le groupe se dirige vers la grande pierre de sacrifice où sont abattus les poulets qui, cuisinés dans de grands récipients d’aluminium, seront offerts en repas aux divinités et aux vautours alliés des vents, avant de contenter les convives. La croix apportée par le groupe des hommes-vents est offerte au centre. Puis le groupe se disperse pour répartir les offrandes restantes de petits tabliers, de bougies et de fleurs sur les autels des croix principales. Ils reçoivent à leur tour le bouillon de poulet et les tamales (chaussons de pâte de maïs) préparés par les alliés du comisario (Macías Guzman 2011). Les hommes-vents répéteront à différents moments de la journée leur actions rituelles mimétiques et sonore pour faire advenir la pluie, actualiser la vertu des potentialités climatiques, de la même manière qu’une « graine est virtuellement une plante » (Hamayon 2015, 5).
A la tombée du jour, les Cotlatlaztin, accompagnés des tigres (combattants jaguars) et des tlacololeros (danse des agriculteurs) redescendent des cimes. Le 3 mai, les mêmes rituels se répéteront aux croix des sources de Colotipán, en contre-bas du village. Là encore, ils exécutent leur ronde, tout en émettant leur hululement caractéristique du vent.
Scenario nocturne - les courses nocturnes
Venons-en maintenant à la partie occulte de l’action du groupe rituel des Cotlatlaztin: les courses à pied, en particulier nocturnes. Cet aspect n’est pas mentionné dans la littérature et peu de villageois en parlent, soit parce qu’ils ne sont pas dans le secret, soit parce que ceux qui le sont font preuve de la prudente discrétion que l’on réserve à la « culture pour soi» (cultura para sí, selon la notion de Carneiro da Cunha 2010). Il est d’ailleurs significatif qu’un certain nombre d’aspects de la vie sociale ou politique se déroulent dans le secret à Acatlán, en particulier à la faveur de la nuit30.
Comme on l’a mentionné plus avant, Don Apolinar, acateco de naissance, cumule plusieurs rôles : celui de principal (ancien, autorité), mentor de ses auxiliaires (ayudantes) et celui de protagoniste principal des figures antipodiques (ill. 3). Il est de plus, le gardien du teponaztli, cet idiophone en bois à languette vibrante dont le son rappelle la pluie ou le tonnerre, instrument sacré pour l’ensemble des villageois et dont le rôle est fondamental dans les demandes de pluies. La particularité des Cotlatlaztin, en regard d’autres groupes, est que le principal est également participant de la danse et qu’on ne le qualifie pas de « maître de danse » (maestro de danza) comme pour les autres groupes31. Dans d’autres danses importantes d’Acatlán, par exemple celle de la Malinche, le maître de danse est souvent un vieillard qui possède un livret avec des versifications, indique les pas, les attitudes, les paroles à réciter mais ne danse pas lui-même. Don Poli insiste sur le fait qu’il est issu lui-même d’une lignée de principales Cotlatlaztin, dont on peut retracer la mémoire jusqu’à son arrière-grand-père. Il s’agit bien d’une charge (cargo) reconnue par le village et sans laquelle les cérémonies de demande de pluie n’auraient pas l’efficacité souhaitée.
Courir pour le village
Don Apolinar est respecté et craint dans le village, car c’est un personnage tout à fait à part, un ritualiste, qui plus est sportif. Sa première originalité est en effet d’être un ancien marathonien. Il a d’ailleurs conservé chez lui nombre de médailles de ses victoires passées. Après avoir été un temps militaire, exercé des métiers variés et vécu dans de nombreux endroits de la république mexicaine, il s’est installé un temps dans l’État de Chihuahua. On y trouve beaucoup de coureurs à pied, en particulier les célèbres Raramuris qui pratiquent également des jeux de balles, en bondissant à travers les ravins et gorges de la Sierra Tarahumara… La culture de la course est ainsi devenu un patrimoine immatériel et un aspect fort de l’identité de cette région. Le gouvernement de l’état fédéré s’emploie d’ailleurs à organiser des marathons et à octroyer des bourses aux marathoniens pour qu’ils puissent s’entraîner. De retour à Acatlán, Don Poli a raccroché ses médailles et s’est employé, comme le faisait son père, à fabriquer des bougies, veilleuses et cierges. Il les vend avec d’autres articles de foi religieuse dans les marchés locaux de la région, jusqu’à la place centrale d’Atliaca à quelques 70 km de là. En reprenant le groupe des Cotlatlaztin, il a intensifié l’activité de la course à pied dans le scénario rituel32, en insistant sur les parcours accomplis entre chaque croix et non pas seulement sur l’habillage des idoles. Les coureurs doivent rejoindre les différentes croix en traçant leur chemin sans peur dans le monte, c’est-à-dire la brousse, les coteaux rocailleux33. Sur des terrains irréguliers, en se frayant un passage parmi les épineux, empruntant fossés et ravins au lieu de prendre les sentiers, ils doivent discerner le paysage et reconnaître les obstacles du terrain, tout en courant comme le vent.
Ce qui était un moyen pour les participants masqués de se déplacer le plus rapidement possible pour accomplir les différents rituels d’habillage et de dévotion aux croix entre le 1er et le 5 mai, est ainsi devenu un objectif qui, en soi, apporte ses propres bienfaits : la rigueur, la discipline, le goût de l’effort, mais aussi le défi et l’aventure34. De plus, l’entraînement régulier est une pratique qui permet de s’améliorer jour après jour de manière visible, ce qui facilite l’actualisation rapide de ses potentialités.
Don Apolinar est très strict sur le protocole et prend au sérieux son rôle de mentor, en menant l’entraînement des jeunes coureurs dès le petit jour, avant que le soleil ne soit trop fort. Il les admoneste, leur inculque la grandeur et les valeurs nécessaires, à savoir le courage, la volonté de surmonter peur et douleur35. Lui-même se rend en courant à Chilapa à quelques 8 km de là, en s’entraînant avec l’un de ses fils qui souhaite devenir à son tour principal. Tout comme les autres protagonistes des festivités (majordomies, danseurs…), les jeunes Cotlatlaztin doivent aussi se préparer au rituel collectif en jeûnant, en se dispensant de relations sexuelles et en faisant preuve d’une conduite morale irréprochable, c’est-à-dire ne pas sortir, ne pas boire, ne pas se battre. Ils doivent obéissance et respect de ces « pénitences » ou « sacrifices », sinon ils doivent partir. D’ailleurs, certains renoncent devant les exigences et la grande sévérité que leur impose le maître du groupe, qui agit comme un préparateur physique et psychique36. En effet, cela peut représenter une rupture forte de leur rythme de vie et impliquer trop de sacrifices. A l’inverse, ce sont parfois les parents qui viennent supplier don Apolinar d’accepter leur fils pour induire une rupture dans son comportement ou ses « mauvaises habitudes » (malas costumbres), telles les beuveries répétées (borracheras).
L’entraînement à la course a ainsi pris de plus en plus d’importance dans la préparation des Cotlatlaztin. Ils « doivent beaucoup s’entraîner pour s’acquitter de leurs cinq jours de travail (trabajo), du 1er au 5 mai » estiment mes interlocuteurs acatèques.
Courir en affrontant les démons
Un deuxième aspect concourt à l’efficacité de ces pratiques de « sportivité rituelle ». En effet, une grande trame mythique sous-tend les actions des hommes-vents et donne du sens aux rituels, espaces et épreuves traversés. Ce scénario héroïque n’est pas partagé par tous les villageois mais forme un récit d’initiation propre au groupe, qui refonctionnalise des références mythiques locales (mésoaméricaines), avec certaines des valeurs partagées par la « culture jeune » nationale new age ou neo-aztèque (mexicayotl) (De la Peña 2002). Don Poli explique à ses ayudantes que leur action est de combattre les entités nocturnes qui menacent les villageois et le territoire. Ils doivent aussi se faire des alliés des entités qui vivent dans les montagnes, en particulier d’un immense serpent (culebra) qui garde la lagune souterraine de la Grotte d’Oxtotitlán. Ils doivent savoir parler aux croix gardiennes de la grotte, disposer les offrandes, savoir se présenter avec beaucoup de respect aux puissances du lieu37. Don Apolinar, en confidence, a évoqué avec moi ses visions nocturnes ainsi que celles de son père, ses visions de l’immense serpent qui protège la lagune et cause la perdition des humains malveillants s’aventurant dans les entrailles de la montagne qui est aussi le lieu des ancêtres. Voici son récit : « Mon père me racontait qu’autrefois il y avait beaucoup d’eau à Acatlán au mois d’avril et de mai. Toute la végétation reverdissait, on trouvait de tout en abondance. C’est comme cela que vivaient nos ancêtres. Et mon père me disait : ‘toi aussi tu vas entrer dans ce monde, tu vas voir comment vivaient les ancêtres’. Eh oui, c’est la vérité, quand on arrive vers le 1er avril jusqu’au 10 mai, j’ai des songes qui commencent à m’arriver, très différents, et oui, je les ‘vois’… Comment ils vivaient avant, comment était le lieu, voilà ce qui m’arrive… Comme si je revenais à leur monde à eux, comment c’était. » (comm. pers. juillet 2012). Ce récit, il faut le préciser, m’a été délivré sous la forme d’une confidence au bord de la transe, envahi qu’est le mentor par des images qui se présentent sous la forme hallucinatoire d’un rêve parfois éveillé. Ce serpent s’associe, pour lui, à l’image de Quetzalcoatl, le serpent à plume, dieu préhispanique dont l’image de sagesse est reprise dans la philosophie new age mexicayotl (ou renouveau néo-aztèque)38. Mutatis mutandis, il est assez logique que les Cotlatlaztin rattachent leurs pratiques à la figure de Quetzalcoatl, puisque l’une de ses émanations était Ehecatl, le vent. En quelque sorte, Ehecatl-Quetzalcoatl est devenu de manière initiatique, le patron des danseurs, dans un retour assez fulgurant aux figures mythologiques aztèques. Don Poli, en personnifiant le maître des vents, Ehecatl-Quetzalcoatl, met ainsi en place un « bricolage » (cf. Lévi-Strauss 1960) ou un « bris-collage » (Mary 1994) qui lui est propre, en opérant des « branchements »39 et des connexions entre les cultes agraires locaux, les savoirs experts archéologiques (ceux de l’inah dispensés aux habitants du lieu), comme sur les cultures urbaines (mouvement Mexicayotl). Il permet la mise en relation avec des protecteurs tutélaires locaux comme les croix, les entités de la grotte, de la montagne ou des divinités liées au tonnerre, à la pluie ou aux vents, comme Saint Jacques ou Quetzalcoatl.
Mais revenons à la force de ces expériences de transe… Être Cotlatlaztin, c’est ainsi éprouver une forme de coprésence matérielle, charnelle, des entités et des ancêtres des lieux. En jouant sur le corps mis à l’épreuve, les sens se transforment, la vision nocturne s’intensifie, comme me l’a confié Manuel, un jeune Cotlatlaztin. Le travail de préparation et la fatigue provoquent une expérience intense de l’effacement des limites corporelles et mentales, entre soi et le monde, entre le moment présent et la sensation à d’autres formes de vie immémoriales qui vous saisissent de façon achronique.
Cette montagne et cette grotte sont considérées aujourd’hui comme doublement sacrées, comme pourvoyeuses de vie à travers le trésor liquide qu’elles renferment et de par leur origine olmèque. Elles matérialisent dans le monde présent la présence passée des premiers habitants du lieu. Les peintures olmèques, en particulier de l’Homme-jaguar (ill. 1a et 1b), représentent le pouvoir, la magie atteinte par les hommes-dieux des civilisations précédentes. Peintures et inscriptions inscrivent les populations dans un cadre immémorial et leur permettent d’élaborer une ethnogenèse.
Ce site remarquable, portant la marque des civilisations anciennes, est devenu l’objet d’un néo-culte local. Les pierres remarquables comme le chien de calcaire, les anfractuosités de roche portant des inscriptions et les parois représentant le « guerrier-jaguar » olmèque sont l’objet de dévotions de la part des jeunes danseurs, tout autant que les croix postées à l’entrée de la grotte d’Oxtotitlán. Toutes ces puissances reçoivent des colliers de fleurs d’œillet d’Inde (cempazuchiles), à l’égal des autorités politiques (ill. 4a et 4b). Pierres et inscriptions permettent aux jeunes danseurs d’accéder à la mémoire géologique des lieux, c’est-à-dire à la géologie comme généalogie du monde. Les ancêtres n’ayant plus ni visage ni nom se sont eux-mêmes confondus avec la pierre, de même que toutes les formes du vivant, comme en attestent les nombreux fossiles de l’endroit40. Le régime de savoir local impute à la grotte d’Oxtotitlán, avec toutes ses présences visibles et invisibles, le rôle de réservoir des forces génératives : eau, graines de maïs, os des ancêtres qui enrichissent la terre et la fertilisent.
Nous avons donc ici ce que l’on pourrait qualifier d’image première de la pensée locale de la « virtualité », matérialisant ce qui peut se développer en puissance, de ce qui est potentiellement déjà là mais qui devra s’actualiser.
Les rites de fertilité actuels, en rappelant que tigres (jaguars) comme aires (les vents) viennent de l’intérieur de la montagne, comme l’eau, tissent une continuité historique entre humains et non-humains présents dans les masses rocheuses originelles. Ce schéma cosmogonique d’importance du monde infrahumain et ce tryptique montagne/jaguar/grotte sont proprement mésoaméricains (López-Austin 1994; Hémond 2019; Broda, Iwaniszewski et Montero 2001). Il codifie aussi, sous la forme de narrations mythiques et de rituels pluviaux, un ensemble de savoirs naturels autour de l’évapotranspiration, comme je l’ai montré dans d’autres publications (Hémond 2019)41. On pourrait donc dire que le locus de toute humidité, donc de toute fécondité et de prospérité, est bien à chercher dans le sous-sol, en particulier la nuit, tandis que les actions rituelles du jour sont à inscrire dans le village et le monde habité, ainsi qu’au sommet des montagnes où les vents dirigeront les nuages et la pluie. On comprend ainsi que les Cotlatlaztin, comme personnification des vents, circulent dans une dynamique complémentaire entre la partie diurne et collective associée au rituel de pluie du village (de la vallée jusqu’aux cimes tutélaires) tandis que la partie nocturne, occulte, est liée au monde souterrain, à la grotte, aux ancêtres humains et non-humains.
Le tout, face diurne ou nocturne, s’organise autour de la création de liens métonymiques au territoire. Les métaphores matérielles mettent en scène des entités et savoirs climatiques appartenant à la face diurne, les actions de protection spirituelle de la communauté villageoise procèdent du domaine nocturne.
Gardiens occultes du territoire : les caballeritos
Si j’insiste sur cet aspect, c’est que les Cotlatlaztin, dans la voie de Don Apolinar, remplissent bien un rôle de gardien symbolique du territoire et de défenseurs occultes. Courir la nuit, c’est protéger le territoire et ses ressources, en particulier les sources qu’un village voisin serait tenté d’attirer s’il se trouve en manque hydrique.
Pour cerner cette personne hors du commun qu’est Don Apolinar, précisons que les habitants les plus avertis lui témoignent un grand respect, se demandant s’il ne serait pas un caballerito. Le caballerito est un nahual (de nahual-li), figure occulte souvent qualifiée de « double-animal » ou de capacité d’un individu à se transformer en animal, sur lequel la bibliographie au Mexique est pléthorique. Mais le plus important d’entre eux dans la région nahuaphone du Guerrero n’est pas le tigre (jaguar), figure généralement considérée comme celle du sorcier le plus puissant en bien comme en mal, sinon la comète, appelée caballerito. Cette figure stellaire est conçue comme une boule de feu avec un cœur de glace, à la chevelure incandescente, réputée gardienne des biens les plus précieux du village c’est-à-dire des eaux et des sources. Selon l’exégèse locale, les comètes traversent le ciel dans leur panache de feu avant de s’abattre au sol et disparaître dans les lagunes souterraines. Comme j’ai pu le vérifier dans la région plus au nord d’Acatlán, le Haut-Balsas (dans les villages amateros de Xalitla, Ameyaltepec, San Agustín Oapan, San Juan Tetelcingo), les conflits d’appropriation des ressources hydriques d’un noyau agraire contre un autre sont souvent relatées sous la forme d’un combat occulte et nocturne entre ses « sorciers » (brujo, nahual, caballeritos)42. On considère ainsi que la localité « gagnante » est celle qui abrite les meilleurs protecteurs stellaires en son sein43.
Selon Doña Paula et sa fille Bety : « Le caballerito a toujours une braise allumée dans son foyer (comal). On dit que, quand il sort, il emmène avec lui la braise et avec cela il s’éclaire (se alumbra). […] un caballerito ne te regarde jamais dans les yeux. […] le caballerito dans le ciel, tu le vois, il donne des voltes dans le ciel, mais s’il tombe tout droit, il ne faut pas le regarder quand il tombe car cela va le faire déraper (descontrolar) ». Plusieurs indices montreraient aux yeux des villageois avertis que Don Apolinar est un caballerito: « les caballeritos se battent de manière nocturne, ce sont les gardiens de l’eau, ils ne craignent pas la nuit, ce sont de bons chasseurs et ils courent. Ils œuvrent contre la jalousie, l’envie (envidia) ». D’ailleurs, Don Apolinar dit de lui-même : « les gens ne savent pas qui je suis et ce que je fais » (comm. pers. juin 2014). Elément de preuve supplémentaire, le fait que l’action du principal des Cotlatlaztin est identifiée à l’eau avec la venue des pluies: « ils [sont visibles] seulement au mois de mai, ils refusent de se produire à une autre période » (« nada más en mayo, se rehusan a exhibirse en otro periodo »).
Ces formes de protection occultes des villages existent historiquement dans la région nahuaphone du Guerrero. J’ai analysé dans des écrits antérieurs certaines de ces figures d’intimidation et de défense (nahuales et cihuateyuga), ainsi que de protection armée du territoire (caballeritos, santos et maîtres des ressources) (Hémond 2013). De mon point de vue, elles constituent des mécanismes culturels qui ont permis la constitution de cycles diachroniques de résistance contre les menaces extérieures et la dépossession des ressources. Elles facilitent les processus d’ethnogenèse, d’ancrage de l’autochtonie, la création de liens métonymiques au territoire et la constitution d’identités régionales (ibid.)44. Ainsi, l’aspect excentrique de Don Poli reçoit pour les habitants avertis une lecture culturelle en code occulte qui l’identifie à un caballerito, gardien des eaux.
Quant aux danses, on le sait, elles ont eu depuis la Conquête un rôle important dans la résistance culturelle, en comportant des significations occultes, ainsi que dans la rénovation permanente des identités, comme le signalait déjà le Frère Sahagún (2003) pour les danses offertes à la Vierge de Guadalupe (tt. I et II, 76 ; De la Torre 2008, 76)45. Pour Don Poli, pas d’équivoque, la danse des Cotlatlaztin est une danse sacrée, la plus sacrée et ancienne qui existe : « celle des anciens sacerdotes mexicah » (comm. pers, juin 2012). Il connaît également le témoignage laissé là-dessus par Altamirano dans ses écrits au xixe siècle. Cette exégèse locale de l’histoire, comme on l’a dit plus haut, s’appuie sur des faits archéologiques et des archives qui ont été largement diffusés depuis une trentaine d’années. Les actes suivent les valeurs puisque Don Apolinar se refuse à se produire hors de la période prescrite - se préparer en avril, danser en mai - et ne veut pas participer à d’autres festivités du village ou d’ailleurs. Lui et ses muchachos ont ainsi refusé les avances réitérées des impresarios culturels du tourisme, en particulier de Salomón Bazbaz Lapidus, directeur antérieur du Festival Cumbre Tajín, dont l’idée était d’accueillir une forme de cirque patrimonial des acrobates indigènes pour les visiteurs du centre archéologique totonaque de Papantla. Un témoin de la scène m’a rapporté : « Don Apolinar a dit ‘ce n’est pas possible ! […] Ce que l’on fait n’a rien à voir avec s’exhiber, c’est une affaire sacrée !’ Ils ne veulent pas trahir, tu vois ! » (comm. pers. juin 2014). De même, Don Poli refuse qu’on le prenne en photo, considérant qu’il ne s’agit pas d’un spectacle mais d’un rituel important avec lequel les villageois jouent leur va-tout pour que se réactive la saison des pluies.
Courir en temps de violence contre l’addiction, pour la transformation de soi-même
Courir la nuit, c’est aussi s’exposer à être témoin involontaire d’actes délictueux, de trafics illicites, voire d’assassinats.
Ce scénario est malheureusement d’actualité. Chilapa est l’un des épicentres de la lutte entre groupes narcotrafiquants de l’Êtat de Guerrero. Stratégiquement placées au carrefour des lieux de production de la Montaña, des lieux de transformation et de commercialisation de la Costa et des routes de diffusion vers Mexico ou les Etats-Unis, les populations paient un lourd tribut à cette situation. Les groupes mafieux des Ardillos et des Rojos se battent entre eux pour le contrôle du territoire, cherchant à maîtriser les voies de passage mais aussi les localités et à enrôler les jeunes dans les activités délinquantes. En réponse citoyenne, Acatlán, comme tant d’autres villages se protègent avec une police communautaire (policia comunitaria), ce qui ne l’exempte pas de devoir passer des traités pour éviter l’épreuve du sang. Des périodes de couvre-feu ont été régulièrement imposées à Chilapa et ses alentours. En contraste, la période d’avril et de mai, avec les cérémonies de demande de pluie, rompt avec cette situation car il s’agit de renouer les liens communautaires avec les entités qui font vivre, de montrer partage et abondance dans la société humaine. Les groupes rituels des tigres (combattants-jaguars) et surtout de Cotlatlaztin circulent intensément sur tout l’espace communautaire, accomplissent aussi en ces circonstances un acte de réappropriation de leur territoire et de ses limites. Ils les parcourent de jour comme de nuit, à petites foulées, tout en émettant leurs cris significatifs, autant d’alertes sonores réitérées montrant que la communauté est présente et qu’elle possède ses gardiens symboliques.
Mais revenons à Don Apolinar et à son trajet hors du commun… Pour cet ancien marathonien, l’acte de courir lui a également permis de se guérir de son alcoolisme. Il est désormais abstinent, les médecins l’ayant averti qu’il mettrait sa vie en jeu à consommer de nouveau de l’alcool. Cependant, il est en proie à des crises de delirium tremens qui lui donnent des visions, en particulier lors de ses insomnies, comme il a été mentionné plus haut. Cet homme tourmenté est en recherche de sa métaphysique propre. Ses grandes préoccupations religieuses sur la perdition de l’homme le font dialoguer avec des entités alliées du monde non-humain. Dans la course à pied, il a trouvé une forme de thérapie, de cure et de guérison. Il « avale » les kilomètres, expérimentant une sensorialité exacerbée de la vue et du toucher la nuit, des couleurs et des visions nocturnes, qui marquent une corporalité particulière, mais aussi de transformation de son propre mental.
On connait de manière générale les bienfaits de l’exercice physique, notamment de la marche rapide et de la course. Les pratiques rituelles des coureursvents alliées au régime de sens procuré par les narrations mythologiques leur permettent de remodeler le corps et l’esprit. Petit à petit, grâce à l’entraînement, on peut espacer le temps d’une prise ou d’une rechute, on ralentit la venue de la crise. Don Poli peut d’ailleurs difficilement se passer de ses entraînements quotidiens. On pourrait alors considérer qu’il a remplacé cette addiction négative à l’alcool par une addiction positive à la course.
Précisons que, comme on l’a dit plus haut, Chilapa se confronte actuellement à de très importants problèmes de narcotrafic mais aussi à une consommation régionale de drogue qui tend à augmenter.
Quelques danseurs sont affligés de problèmes d’addiction aux psychotropes ou à d’autres substances (alcool, médicaments), de manière cachée la plupart du temps. La libération des endorphines secrétées par les coureurs aident certains d’entre eux à entamer ou à consolider un processus de sevrage des substances addictives dont ils sont dépendants.
Fournier (2019) estime que « certains ‘sports extrêmes’ […] montrent bien que l’enjeu du ‘combat contre soi-même’ consiste pour les sportifs à faire reculer leurs propres limites dans la compétition » (457). Cependant, dans le cas présent, il ne s’agit pas seulement de « courir pour se soigner » physiquement. Un processus de changement s’embraye lorsque, en courant et en affrontant leurs propres peurs matérialisées par les dangers nocturnes, les jeunes hommes se confrontent à leurs démons intérieurs et accomplissent une action mentale de transformation. « Il faut s’astreindre (esforzarse), avoir foi dans ce que l’on est en train d’accomplir. […] il faut accomplir le travail collectif qui vous est confié » témoigne un jeune homme-vent, qui m’a confié être parfois tenté de renoncer devant l’effort. Un autre protagoniste, José (23 ans en 2009), confie : « C’est difficile de changer de vie […]. La culture46 m’a éloigné de l’addiction aux drogues, de la monotonie, c’est une libération de mes émotions ; dans le cas contraire, je me remplis de pensées négatives, […] de la peur (miedo). J’ai commencé à rêver au lieu de faire des cauchemars. En dansant… on sent chaque fois quelque chose de différent. […] Et si tu arrêtes de rêver, tu arrêtes de faire. » C’est ainsi que chacun peut progresser individuellement et tous se transformer par la pratique et la ténacité.
De son côté, Don Apolinar explique à propos de « ses » jeunes gens (muchachos) : « je leur apprend à être de bonnes personnes, à ne pas voler, ne pas boire, ne pas se droguer, à ne pas être violent » (com. pers. juin 2012). Il prend souvent son exemple pour expliquer que la voie de l’amélioration est possible. Il a également fait longtemps partie des groupes de « Doble A » (Alcohólicos Anónimos) qui prônent l’assistance mutuelle et une démarche d’autonomisation (auto-empoderamiento). Dans cette logique, la personne sait ce sur quoi elle doit travailler et ce qu’elle doit remettre en ordre47.
En guise de conclusion
A la fois rituel propitiatoire collectif, rituel apotropaïque et thérapeutique individuel, loin des accents folklorisants ou d’une patrimonialisation qui figerait la culture, l’exemple des Cotlatlaztin, ces hommes-vents, est précieux car il montre que ces groupes rituels de « danses », se sont réinventés, qu’ils ont su produire une nouvelle mythogenèse et ethnogenèse, tout en recréant un lien social transgénérationnel.
Ces pratiques rituelles procurent en effet un cadre, des ressources et des moyens au travers du recours à des puissances spirituelles extérieures et à des techniques du corps issues de différents mondes sociaux. Elles guident la personne et l’accompagnent, en la protégeant dans sa quête d’amélioration, de guérison pour traverser l’incertitude. A partir de la définition collective et publique de leur rôle dans le travail rituel communautaire pour faire advenir les pluies, les danseurs-vents se réinventent en groupe d’apprentissage et d’initiation sous la houlette de leur mentor, le principal. Celui-ci chevauche les catégories du rituel, du sport, de l’automédication, du développement personnel et de l’implication héroïque pour le collectif. Il a su entraîner et former les jeunes sur le chemin du contrôle d’eux-mêmes, en « combinant » (selon la notion d’Ariel de Vidas, 2021) différents outils et moyens (pratique ritualisée de la course à pied; actualisation du mythe; corpus de valeurs et d’objectifs moraux et spirituels). Mutatis mutandis, les Cotlatlaztin continuent à prendre place sans coup férir dans les rhétoriques holistes de l’identité locale, appuyées sur la grande armature narrative et collective des rituels de demande de pluie qui refondent annuellement la communauté.
A mi-chemin du cadre qui les a vu naître, « virtuel » et «empowerment » peuvent ainsi se rencontrer, dans une capacité du collectif à régénérer les récits, les rituels de demande de vie (Pitrou, Neurath et Valverde 2011) et de protection, ainsi que les pratiques thérapeutiques. Tout en continuant à s’exprimer par le canal « traditionnel » du catholicisme agraire local - celui du vœu et de la pénitence-, les protagonistes rituels s’ancrent, hier comme aujourd’hui, dans le scénario d’une géographie sacralisée du territoire (grottes, sources, montagnes). Les danseurs-vents, en offrant leur effort physique et spirituel, leur autosacrifice, ont l’espoir de se voir récompensés, guéris et libérés de leurs addictions, ou bien, d’obtenir une issue à leurs problèmes ou propre à leur trajectoire de vie (études, travail, union…). Tous apprennent à se transformer eux-mêmes en disciplinant leur violence personnelle, la masculinité toxique, les addictions, tout en renforçant l’estime de soi. Les protagonistes s’engagent pour être acteurs de leur propre transformation et surmonter les effets des addictions multiples48. Ils font l’apprentissage de facto des responsabilités collectives et de la responsabilisation personnelle. Ils accomplissent leurs potentialités à travers le processus d’empouvoirement physique et mental.
Il n’est pas inintéressant de relier les cas exposés ici au champ international de la santé globale qui, avec l’oms49, promeut l’empowerment et le community empowerment comme étant l’un des meilleurs moyens pour réduire les risques de santé associés à la consommation de tabac ou d’alcool50.
Le groupe rituel remplit ainsi des fonctions précieuses pour le tissu social, en donnant du sens, des modèles de comportements et un imaginaire valorisant pour une classe d’âge, tout en replaçant l’homme dans le monde. Ces processus de ré-affiliation positive permettent aux participants de prendre place à nouveau de manière positive et héroïsée dans la société locale et de regagner leur estime de soi.
Les notions de virtualisation et d’empowerment permettent également d’appréhender le processus complémentaire à l’œuvre dans le groupe rituel de « danse ». Il s’agit d’un processus de transformation, celle du renouveau biologique par le rituel, et celle du renouveau personnel par l’empowerment physique. En effet, la pluie ne doit pas oublier de revenir, comme la graine ne doit pas oublier de s’actualiser ; le jeune homme doit acquérir « force et vertu » en actualisant ses potentialités, comme il est dit en parfait écho dans le deuxième exemple de « virtuel » relevé par le dictionnaire de l’Académie française de 1694 (inHamayon 2015, 5). Il se transforme en l’adulte responsable qu’il porte virtuellement par la mise en capacité de ses propres pouvoirs dans les processus d’agentivation et de renouvellement de la personne.
De plus, dans les Cotlatlaztin se combineraient plusieurs formes de rite de passage de jeune gens à la catégorie d’adulte. L’initiation dite « tribale » et collective (scénario diurne), qui « fonde le rituel sur des archétypes mythiques » (cf. Bastide 1999) avec celle dite « d’initiation magique » (scénario nocturne) qui fait « abandonner la condition humaine normale pour accéder à la possession de pouvoirs surnaturels » (ibid.). Dans notre cas, le jeune Cotlatlaztin est valorisé, héroïsé à ses propres yeux et dans son groupe de pairs. On peut donc dire que le processus général de sa participation au groupe rituel est « un processus destiné à réaliser psychologiquement le passage d’un état, réputé inférieur, de l’être à un état supérieur » (S. Hutin, inBastide, 1999). En effet, il vainc sa peur, accomplissant ainsi des épreuves dont il sort victorieux.
En retour, cela favorise la recréation de liens identitaires favorisant un nouvel ancrage au territoire, dans la mise en contact expérientielle avec le monte (la brousse, hors de l’espace habité du village) et la grotte d’Oxtotitlán. Cette dynamique permet de valoriser ce lieu souterrain comme une matrice culturelle et spirituelle, diachronique et synchronique, auprès de soi et de l’extérieur. Resémantisé par les programmes archéologiques et de restauration, les médiations académiques faisant circuler des savoirs qui se combinent avec les multiples influences modernes, Acatlán (re)devient l’un des points particuliers des intersections de la mondialité. Cet espace territorial ne peut (ré)exister que parce qu’un espace virtuel (dans l’imaginaire comme sur le Web) s’est recréé autour de ces thèmes préhispaniques (populaires comme savants, locaux comme urbains) et a pu (re)prendre corps chez les Cotlatlaztin et certains de ses habitants.