Introduction
La question de l’interculturalité a acquis une grande importance ces derniers temps,1 tant dans les milieux universitaires que dans les organisations sociales qui la revendiquent comme un signe d’autodétermination et de libération des pouvoirs et des structures hérités de la colonie. Il n’y a pas de cultures uniformes ou égales, mais certaines qui dominent les autres en se fondant non seulement sur le contexte culturel, mais aussi sur des situations d’asymétrie socio- économique, culturelle et de genre.
S’il est vrai que c’est à notre époque que la question de l’interculturalité a pris de l’ampleur, on la retrouve dans quelques signes et évènements de l’histoire, dans le souci de l’autre (culture), dans la façon de faire le lien entre les cultures autochtones d’Amérique latine afin que les messages du christianisme soient assumés par les autochtones. 2 Mais il faut reconnaitre que ce fut une imposition, plus qu’un dialogue.
Au VIe siècle, lors de l’évangélisation des saxons, le pape Grégoire le Grand a conseillé à ses envoyés de ne pas mettre d’obstacles aux croyances traditionnelles des peuples qui pouvaient s’harmoniser avec le christianisme. Plus tard, bien qu’ils ne fussent pas des défenseurs des Indiens, les moines se sont efforcés de mieux connaître les peuples qu’ils voulaient évangéliser. Ils ont cherché à traduire les dieux et les rites locaux en tradition chrétienne pour que l’évangélisation se fasse de façon plus pacifique et profonde. Ils ont appris les savoirs locaux pour mieux les dominer.
Dans le cas de l’Amérique latine, certains ont choisi de se pencher sur la question indigène. En 1512 c’est le Frère Antonio de Montesinos qui dénonce les abus des Espagnols et dans ce même sens Frère Bartolomé de las Casas assume également la défense des indigènes. Puis aux XVII et XVIIIe siècles le religieux augustinien Juan Zapata y Sandoval plaide en faveur du droit des indigènes d’occuper des postes dans la fonction publique. Plus tard cependant, à l’époque de l’indépendance, les libérateurs cherchent à incorporer la masse indigène dans les nouveaux états de manière assimilationniste. Les indigènes sont considérés comme des citoyens de seconde classe. Par la suite c’est Francisco de Miranda qui reprend un discours indigéniste en proposant un projet politique qui permette aux indigènes d’accéder au pouvoir, malgré des doctrines extrêmement néfastes telles que celle de vouloir blanchir la population à travers le flux des migrants européens et une éducation basée sur le concept que l’Indien cesse d’être indien. Entre 1920 et 1970, apparaît une tentative de modernisation où l’indigénisme sera l’idéologie officielle de l’État interventionniste, ce sont alors les auteurs urbains qui parlent des indigènes.
Déjà aux XIXe et XXe siècles, lors de la construction des nations, les cultures des peuples prirent une grande importance dans le processus de construction des identités nationales de l’Amérique latine, bien que la composante religieuse n’ait jamais cessé d’être présente. Les études de l’anthropologue cubain Fernando Ortiz en 1940 sont particulièrement importantes car il y souligne que les composantes afro-américaine et indigène constituent un élément fondamental de l’identité caribéenne et latino-américaine. On peut mentionner également comme antécédent les modèles de communication de masse adoptés aux Etats-Unis en 1950 et l’avancée de la théorie de la communication interculturelle à l’Université Autonome de Barcelone, suivis de tous les processus de gestion interculturelle des peuples indigènes Mapuche au Chili, et des autres en Bolivie, au Pérou, en Colombie et en Équateur.
Il convient aussi de rappeler que l’étude de l’interculturalisme a pris de l’ampleur à partir de la « Célébration du Vème Centenaire de la découverte de l’Amérique », ainsi que de la rébellion indigène de l›organisation zapatiste qui a eu lieu en 1994. C’est alors que la priorité a été donnée à l’autodétermination des peuples, que la culture de l’autre a été reconnue et valorisée.3 Cela a conduit à la réflexion, parmi beaucoup d’autres, sur la question de l’interculturalité. Puis, en 1995 et 1997, des congrès de philosophie interculturelle ont été réalisés au Mexique, étant donné l’urgence d’une nouvelle proposition d’étude épistémologique et méthodologique. En tout cas, c’est à ce moment-là qu’une philosophie engagée dans le domaine politique et social, dans les cultures libres, a commencé à être une priorité.
Cet article a pour objet de montrer le secteur à partir duquel s’articule la réflexion et se dessinent de nouveaux horizons épistémologiques de l’interculturalité. Il s’agit des exclus, des peuples indigènes, des pauvres en droits. Ces espaces de réflexion interculturelle exigent une pluralité d’analyses afin de promouvoir une culture participative, capable de boire de ses sources et de ses savoirs ancestraux, au moyen d’une pédagogie libératrice et la mise en place de lois qui défendent les victimes (l’homme et la nature), créant de cette manière une société interculturelle.
L’interculturalité est possible à condition qu’il y ait une convergence des différentes épistémologies, en particulier celles qui sont présentes dans les cultures qui ont été exclues depuis des siècles. L’un des penseurs qui a encouragé avec le plus de radicalité la déconstruction de la sagesse eurocentrique est le philosophe argentin Enrique Dussel.
1.Penser et agir depuis la périphérie
Dans un sens initial, on peut comprendre l’interculturalité comme l’interaction et la relation mutuelle entre différents groupes,4 basées sur le respect et non sur la domination d’un groupe sur un autre.5 Il s’agit donc d’un espace commun de coexistence entre Nous et les Autres. Il faut écouter les voix qui ont été réduites au silence par les cultures dominantes. C’est « boire à son propre puits ».6
L’un des plus grands représentants de la pensée latino-américaine est le philosophe argentin-mexicain Enrique Dussel, défenseur de l’interculturalité et auteur d’une œuvre considérable dans laquelle il remet en question tout le système philosophique et historique basé sur l’eurocentrisme qui a créé une dépendance et favorisé la présence d’une culture dominante. Face à cette situation, Dussel appelle à une déconstruction de la pensée qui détruit les cultures et ne favorise pas l’interculturalité ; il est également nécessaire de revoir la façon dont nous pensons l’histoire qui ne commence pas en Europe, telle qu’elle a été racontée depuis des siècles et enseignée aux peuples latino- américains. Ce processus de déconstruction et reconstruction implique une rééducation, un dialogue avec d’autres cultures dans un contexte de respect mutuel, et un processus de décolonisation pour savoir qui nous sommes, et ainsi penser et agir différemment. Dussel insiste également sur le fait que l’Amérique n’est pas le Nouveau Monde car elle a un savoir millénaire qui a été presque détruit par la puissance conquérante mais reste toujours présent dans de nombreuses cultures d’Amérique latine.
Dussel fait un effort considérable pour placer l’Amérique latine dans l’histoire universelle - une question qui a été omise par Karl Marx et son inspirateur Hegel - car elle a été traitée injustement tout au long de l’histoire du fait de son exclusion. C’est ainsi que Dussel réalise un travail de reconstruction épistémologique du point de vue de l’histoire, c’est-à-dire en apprenant à regarder avec les yeux de « l’autre », avec cette différence que « l’autre » est le visage d’un indigène souffrant et d’un noir asservi pendant des siècles. Cependant, Dussel défend l’existence d’une philosophie abstraite latino-américaine, bien qu’elle n’ait été ni méthodique ni comparative. Selon la critique de Fornet,7 l’analyse philosophique de Dussel contient une argumentation et un paradigme de la philosophie occidentale, qui est le système avec lequel il étudie la pensée latino-américaine ; il s’agit du logos grec individuel, au singulier et non au pluriel. Dans sa tentative de voir de l’intérieur, avec « les yeux de l’Autre », Dussel recherche une philosophie qui corresponde dans sa forme à ce que l’on appelle habituellement philosophie, c’est- à-dire une pensée réflexive et abstraite, un modèle paradigmatique de l’occident qui représente le passage du mythe au logos. Il continue même de croire en l’assimilation du philosophe en tant que penseur individuel et professionnel qui apprend son métier dans l’institution prévue pour cela. Quoiqu’il en soit, Dussel développe une philosophie et une théologie de la libération centrées sur une éthique universelle de défense de la vie, mais il continue à raconter l’histoire du point de vue de celui qui sait, de l’expert, du spécialiste.
Dans la proposition de Dussel, l’interculturalité en tant que dialogue doit se faire entre « les analystes de la périphérie », à savoir, entre les peuples du Sud, et non entre ceux du Sud et du Nord, pour justement inclure les civilisations (islam, arabes) qui ont été exclues des relations épistémologiques ; il faut qu’il y ait un dialogue critique entre les communautés autochtones, et entre celles-ci et les analystes des espaces métis et hégémoniques latino-américains. C’est de cette manière que se construit une véritable libération.8 Il s’agit alors d’inclure les savoirs ancestraux tels que par exemple la justice indigène, qui a le mérite de réhabiliter le coupable au sein de la communauté, ainsi que la relation intime entre l’homme et la nature, et la valorisation de la communauté en tant qu’espace de solidarité, de soin et de fête. C’est là le point de départ d’un processus de libération et d’interculturalité ; il ne s’agit pas seulement de décoloniser. Les cultures indigènes, par exemple, ont su prendre soin de la nature alors que l’homme moderne a tout fait pour détruire et non pas reconstruire. La tâche de reconstruction commence par l’« exercice d’être de nouveau, c’est un acte de récupération de la pensée et de la profonde vision du monde des peuples en tant que fondement de la construction d’une démocratie interculturelle » (Choque, 2007, p. 273). Une fois récupérés, tous ces savoirs permettront la reconstitution des organisations communautaires ancestrales ; en d’autres termes il faudra effectuer un acte de déconstruction des organisations métisses qui ont aliéné les peuples indigènes. Ces actions sont nécessaires en raison du droit de ces peuples à l›autodétermination. Elles permettront aux collectivités (ayllus) de retrouver la paix et l’harmonie. La philosophie interculturelle doit regarder l’« autre » périphérique, et pas seulement les peuples indigènes et afro, car il existe beaucoup d’« Amériques latines ». Chaque culture a ses détracteurs qui doivent engager un dialogue interculturel fondé sur la parole des victimes de chaque culture; ils doivent même remettre en question leur propre culture, c’est le point de départ de tout dialogue interculturel.9
Il ne fait aucun doute qu’Enrique Dussel est l’un des penseurs latino-américains qui a développé une forte critique de la pensée eurocentrique ; cependant, les approches méthodologiques qu’il utilise, et même sa position critique restent eurocentriques. Lorsqu’il parle de l’altérité, avec des arguments solides, il suit le concept de l’homme en tant qu’individu au singulier, tandis que le savoir ancestral latino-américain est éminemment communautaire. L’humain est incompréhensible, séparé de la communauté. Son paradigme reste la culture philosophique occidentale, un savoir technique et professionnel qui doit atteindre un haut degré d’abstraction, de réflexivité et d’articulation rationnelle, sans oublier évidemment la maitrise de la méthode (Cfr. Fornet, 2007a).
Par ailleurs, une communauté interculturelle ne peut pas être fondée uniquement sur la raison pour la raison, il doit y avoir de la sympathie, de la confiance, des ingrédients fondamentaux pour une bonne communication ; de plus, ses membres ne participent pas ou ne rivalisent pas dans la recherche du pouvoir mais dans celle de la vérité. Chacun agit en fonction d’une préoccupation fondamentale qui est celle des autres, il n’y a pas de relation moyens-fins. Cette situation théorique n’est pas ignorée par les communautés indigènes de Chimborazo - Équateur, dont les membres participent à travers des actes et des paroles, ne faisant aucune discrimination envers les femmes ou les enfants dans les espaces publics. Les femmes jouent un rôle très important dans les assemblées communautaires. Personne n’a un style de pensée privée, mais pluriel et communautaire, les opinions sont contrastées, exposées, tout le monde a l’occasion d’être entendu, quelle que soit la durée de l’assemblée communautaire. Chacun pense par lui-même par rapport aux autres, on recherche le bien communautaire, on partage la parole dans un environnement pluraliste et ce sont justement ces espaces qui aident à promouvoir et à maintenir une démocratie participative. La pluralité ne fait pas seulement référence à l’homme, mais aux hommes, qui non seulement vivent ensemble mais aussi agissent ensemble et se parlent, c’est la capacité de commencer quelque chose de nouveau.
Ce sont cependant les régimes totalitaires et autoritaires qui ont été les pires ennemis de l’interculturalité parce qu’ils ont promu et diffusé une manière unique de penser et d’agir, brisant ainsi la diversité et la spontanéité des citoyens, en les séparant les uns des autres. Au lieu d’accepter la diversité, ils ont provoqué l’uniformité.
Un véritable projet interculturel doit tout faire pour que les marginaux, les minorités, les communautés indigènes, sortent à la lumière de l›espace public non seulement pour exposer leurs vêtements et vendre leurs produits, leurs ponchos et leurs quenas, mais aussi pour exposer leurs talents, leur parole ; pour qu’ils puissent discuter de questions politiques, sociales et culturelles ; il ne s’agit pas de faire parler un expert pour eux (colonisation), mais d’en faire les protagonistes des changements non seulement théoriques, mais, et surtout, pratiques.
2.Une culture participative et plurielle
Selon la penseuse Catherine Walsh, qui a travaillé en étroite collaboration avec Paulo Freire et travaille actuellement à l’Université Simón Bolívar en Équateur, ce sont les communautés indigènes qui ont développé le concept d’interculturalité, qui peut être compris d’un point de vue social, politique, éthique et épistémique. Ces groupes sociaux ont réalisé ces propositions en raison de la « violence symbolique et structurelle » exercée par les groupes de pouvoir existants depuis des temps anciens, et pour faire connaître leurs savoirs, leurs pratiques sociales et leurs traditions ; de sorte qu’il n’y ait pas seulement une issue juridique, mais aussi un renforcement de l’estime de soi qui constitue un « outil précieux pour la libération sociale, politique et économique des peuples avec un esprit créatif » (Gaitán, 2016, p. 32), c’est-à-dire la capacité de penser par eux-mêmes. Cela implique que les peuples se battent pour leurs propres revendications contre l’État bourgeois, qu’ils n’attendent pas que les autres résolvent leurs problèmes, et qu’ils s’ouvrent à de nouvelles possibilités de changement. En outre, il est nécessaire d’appliquer de manière transversale la connaissance des sciences sociales dans la « conception et le perfectionnement d’une nouvelle culture » (Gaitán, 2016, p. 33), pour acquérir ainsi de nouveaux comportements et l’exercice du pouvoir dans les domaines publics, voire scientifiques ; il est important d’analyser sous quels paramètres épistémologiques les connaissances sont acquises afin de générer une culture participative.10
Selon l’analyse de Catherine Walsh, l’interculturalité s’inscrit dans un effort de construction d’une « société juste, équitable et plurielle » (Walsh, 2009, p. 41), pour laquelle il est nécessaire et fondamental que les relations entre les cultures évoluent dans des conditions de respect et d’égalité économique, dans un apprentissage réciproque, et où la culture dominante ne présume pas d’un savoir absolu ni ne l’impose; au contraire, celle-ci doit d’abord renoncer à tout esprit colonisateur, typique des cultures dominantes qui soumettent les classes dominées à travers l’éducation, la religion et les moyens de communication sociale. Dans tous les cas, l’interculturalité essaie de promouvoir et developer « une cohabitation dans le respect et la légitimité de tous les groupes de la société » (Walsh, 2009, p. 41).
L’interculturalité est un processus, un cheminement quotidien qui cherche à reconstruire à partir des « asymétries sociales, économiques, politiques et de pouvoir » (Walsh, 2009, p. 45), c’est veiller à ce que l’autre soit considéré comme un sujet avec une capacité d’agir, d’échanger à travers des « médiations sociales, politiques et communicatives » (Walsh, 2009, p. 46), afin de créer des espaces de dialogue, d’articulation et d’association entre différents êtres, savoirs et rationalités.
Il est important de noter que, selon Walsh, « l’interculturalité n’existe pas encore » (Walsh, 2009, p. 47), il s’agit plutôt d’un processus en construction pour lequel sont nécessaires de nouvelles politiques institutionnelles, légales et économiques, afin que l’interculturalité ne tombe pas dans quelque chose d’abstrait, de métaphysique et d’ontologique. Ce doit être avant tout une pratique qui ne se perde pas dans la nostalgie du passé, mais au contraire ait un impact et une influence sur les mentalités et les institutions civiles ; ce n’est pas non plus un mélange ou une dissimulation de ce qu’est chaque culture ; c’est plutôt un enrichissement qui se traduit par « un projet politique, social, épistémique et éthique orienté vers la transformation de la société » (Walsh, 2009, p. 48), dans la perspective d’un avenir meilleur. Sans aucun doute, l’une des grandes contributions de la culture indigène au monde métis en Équateur, est la question de la justice indigène face à la justice ordinaire. La première reconstruit des citoyens tandis que la seconde conduit à la sentence des coupables, qui ne redeviendront pas de bons citoyens. Un autre exemple significatif est celui de l’unité entre l’homme et la nature, propre au monde indigène, cette dernière étant protégée par l’homme.
Ce projet épistémique privilégie l’interculturalisation plus que l’interculturalité, c’est-à-dire toutes les expériences alternatives favorables des pouvoirs locaux alternatifs,11 où les indigènes, dans le cas équatorien, sont les nouveaux responsables des administrations locales et régionales. Les pouvoirs dominants existants ont toujours considéré les indigènes comme incapables d’exercer une gestion publique, ignorant ainsi leur savoir, leur épistémé. Il est vrai que certains indigènes arrives au pouvoir ont été contaminés par la corruption politique et économique du monde métis.
Selon Walsh l’interculturalité vise à décoloniser pour construire une société différente, c’est donc un outil pédagogique alternatif et libérateur qui est utilisé à partir des personnes et avec elles pour obtenir une transformation structurelle dans les domaines social, politique, éthique et épistémique. C’est chercher à développer une nouvelle façon d›être, de connaître, de faire et vivre ensemble ; c’est apprendre à vivre avec les autres, raison pour laquelle il s’agit d’un processus inclusif car il intègre les différents secteurs. L’interculturalité ayant son origine dans l’économie et la politique, la solution doit être une nouvelle politique économique, bien que l’exode des indigènes qui viennent habiter dans les villes, a fait qu’ils se sont fortement approprié un mode de vie individuel et marchand offert par les villes, et ont même perdu le sens communautaire ancestral.
En outre, pour qu’il y ait une véritable compréhension de l’autre, il est nécessaire d’apprendre le langage qui permet d’entrer dans sa vision du monde, une traduction n’est pas suffisante ; c’est apprendre à voir et à comprendre comment évoluent les membres d’une certaine culture; devant l’impossibilité d’effacer ce qui est spécifique à chacun pour entrer dans le monde de l’autre, il faut avoir une attitude de dialogue et de transformation.12 Il s’agit d’un travail de dialogue, d’apprentissage mutuel, une attitude qui va au-delà de la raison, chacun pénètre dans l’univers culturel de l’autre, c’est quelque chose de suprarationnel et de mystique où intervient le tu, l’« alter » . Ces dialogues interculturels servent à la construction sociale, à conclure des accords, à résoudre des conflits. Chaque culture a sa rationalité, ses pratiques qui lui donnent un sens, il faut recourir à d’autres façons de penser, à une empathie raisonnable. Les cultures sont des constructions historiques qui possèdent des savoirs, l’art de bien vivre et de la gouvernance ; par ailleurs ce sont aussi des sources auxquelles il faut retourner pour récupérer les valeurs et les richesses perdues.
3.Récupérer la sagesse ancestrale
L’un des plus grands critiques contemporains de l’interculturalité est sans aucun doute le philosophe cubain Raul Fornet-Betancourt, qui fait une analyse très détaillée des différents penseurs latino-américains à ce sujet, avec une distanciation épistémologique critique. Fornet est partisan d’un dialogue ouvert entre les différentes cultures, mais il avertit néanmoins qu’il s’agit de cultures qui sont blessées dans leur « dignité cognitive ».13 Ces cultures sont porteuses de véritables « trésors» présents dans leurs traditions millénaires qui n’ont pas été incorporés dans la tradition philosophique, c’est pour cela que « la philosophie interculturelle est un manifeste en faveur d’une philosophie qui vit dans et depuis de nombreux endroits » (Fornet, 2007a, p. 26). Les chercheurs ont précisément pour tâche de rechercher la sagesse et les philosophies de vie qui ont permis à tant de communautés autochtones de survivre jusqu’à présent dans divers contextes.
Les contextes de l’Amérique latine sont variés, il n’y a pas un lieu unique et une circonstance unique ; parfois, on a l’impression qu’il faut partir de zéro, là où la pluralité a son importance. Il y a une méthode de recherche et un système universitaire qui se reproduisent dans toute l’Amérique latine, une véritable greffe. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de renaître, mais à partir des cultures d’origine ; celles qui survivent doivent retrouver leurs propres sources, c’est-à-dire que l’on doit partir des documents et des récits qui subsistent, de leur condition périphérique, de leur métissage culturel, de leur pluralité immense ; il faut engager un dialogue ouvert avec tous les survivants et leurs cultures. Le chercheur doit changer de méthode et de sensibilité, il doit se défaire des méthodes colonisatrices classiques et des fausses idées de progrès, avoir une attitude critique vis-à-vis de l’idée de l’être humain promue par le capitalisme contemporain. Bref, une « ouverture cognitive et une conversion éthique » (Fornet, 2007a, p. 40).
Selon Fornet on est en train de vivre une ère de barbarie,14 une crise de civilisation. Cette déclaration est très proche de la position d’Edgar Morin, qui affirme que « les sociétés développées ont désintégré les solidarités traditionnelles des familles, des quartiers et des communautés. Dans les mégalopoles, le sens civique a disparu. Seul apparaît l’individualisme égocentrique du marché et du profit, l’hospitalité et l’accueil ont disparu » (Morin, 2002, p. 14) ; ces dernières ont été des valeurs millénaires de ces peuples. Face à cette situation, il faut se déclarer dans une sorte de « désobéissance culturelle », une tâche de libération des victimes basée sur la solidarité, une option d’espérance.15
L’analyse de Fornet16 est intéressante dans ce contexte car il considère que les cultures ne sont pas absolues. Il souligne que chez l’être humain c’est la finitude humaine qui émerge ; on ne peut pas parler d’absolu, il faut parler plutôt de la « finitude des cultures » (Fornet, 2007b, p. 12). Il a recours ensuite à un écrit de 1524, Les colloques et la doctrine chrétienne, et au Témoignage maya, Chilam Balam de Chumayel (1574), qui décrivent comment ont été détruites les cultures originelles d’Amérique latine ; aucun dialogue de connaissances n’a été établi dans le but d’un échange et d’un enrichissement mutuel. Ces anciens témoignages relatent comment les religions de cette époque s’inscrivaient dans un contexte culturel, social et même politique, et que seule une attitude de renaissance donnerait la possibilité à ces cultures moribondes de continuer à vivre.
Une nouvelle conception de la culture s’impose, dans laquelle se manifeste une « forme nouvelle et authentique de relation entre les hommes de différentes cultures » (Santasilia, 2011, p. 44). On n’a pas seulement besoin d’une interprétation de la réalité, mais plutôt d’une attitude de valorisation de ses origines et de ses sources pour se projeter vers les autres dans une réalité concrète appelée vie, c’est-à-dire l’expérience, mais on a besoin des autres pour connaître et contraster son existence, et même pour acquérir « de nouvelles capacités humaines pour être précisément capables de meilleures pratiques humaines » (Santasilia, 2011, p. 47).
Il est donc urgent d’engager un dialogue sur la condition humaine de chaque culture, qui ne se renferme pas sur elle-même et ne se considère pas comme la seule détentrice de la vérité, car sinon elle commettrait les mêmes erreurs que celles des cultures européennes qui ont détruit les cultures latino-américaines pendant la conquête.
L’interculturalité critique doit présenter une proposition politique et éthique pour construire des sociétés démocratiques où s’articule la reconnaissance de la diversité culturelle, face au pouvoir monoculturel et monologique de l’Occident. L’interculturalité ne doit pas seulement présenter des propositions curriculaires au système éducatif, mais se situer « dans un horizon politique de construction d’États multinationaux, qui se soucient de l’égalité sociale » (Ferräo, 2013, p. 152), fassent preuve d’un engagement politique participatif, et dont le discours doit aller au-delà de la division entre les cultures dominantes et subalternes, ou entre les majorités et les minorités. La question de l’interculturalité ne doit pas être traitée en noir et blanc, car c’est justement une catégorie épistémologique occidentale. Il faut au contraire se pencher sur la pluralité culturelle qui est la source d’une nouvelle politique et d’une éducation libératrice.
4. Une pédagogie libératrice
En ce qui concerne l’éducation, il ne fait aucun doute que c’est le pédagogue brésilien Paulo Freire, qui a profondément marqué une époque libératrice en la matière, même s’il n’a pas abordé directement la question de l’interculturalité. Son importance vient du fait que, selon certains penseurs, la construction de l’interculturalité se fait à partir d’une proposition pédagogique. Freire prend comme point de départ la situation de pauvreté et d’exclusion des pauvres du Brésil. Cet auteur a le mérite d’établir un lien entre la question de l’exclusion et celle de l’éducation qui libère, n›engourdit pas et n’aliène pas ; il fait le lien entre l’éducation et le politique. C’est une invitation à construire des connaissances avec les apprenants à travers une alphabétisation libératrice. Dans cette proposition pédagogique libératrice les apprenants partent de leur culture, leur environnement, leur langue et leur façon de voir le monde, ce ne sont pas des bénéficiaires passifs de l’éducation ; l’outil libérateur est le dialogue, la distance est abolie entre l’éducateur et l›apprenant, l’enseignement est mutuel. Il est important de voir que cette proposition libératrice provoque une rupture avec l’hégémonie dominante d’une culture supérieure, et les cultures exclues peuvent récupérer leur espace de valorisation et de participation.
À cet égard, selon Hernández, l’éducation interculturelle implique un dialogue entre les différentes cultures « dans une relation symétrique, égalitaire, respectueuse et mutuellement enrichissante » (Hernández, 2007, p. 185). Cependant, si l’on veut plaider en faveur d’une éducation interculturelle, on doit ouvrir les « espaces curriculaires nécessaires pour intégrer le contenu des cultures locales et régionales » (Hernández, 2007, p. 189), sinon cela n’aurait pas de sens même s’il faut faire face à l’élaboration de fondements épistémologiques et méthodologiques de recherche pour pouvoir aborder les savoirs ancestraux et leurs différentes langues. Ces nouveaux apprentissages permettront de découvrir et intégrer dans la vie quotidienne les différentes valeurs spirituelles et sociales, ainsi que comprendre les différentes façons de penser et de raconter l’histoire, qui doivent être correctement enregistrées. L’un des instruments de base est sans aucun doute l’éducation bilingue ainsi qu’une philosophie critique par rapport à la logique du marché.
L’éducation interculturelle doit être transversale, c’est-à-dire viser toute la population, et elle doit même transcender la dimension linguistique par « l’incorporation d’éléments de la culture communautaire ou locale » (Dietz, 2008, p. 14), sa diversité sociale, politique et culturelle, ses savoirs et ses perspectives. Dans ce sens, le principe d’équité de John Rawls17 est fondamental, selon lequel le principe de différence ne conçoit pas la justice comme l’acte de donner à chacun ce qui lui appartient, mais comme celui de privilégier les classes les moins favorisées, et donc de favoriser les groupes, les cultures et les personnes exclues par les classes dirigeantes, de sorte qu’il ne s’agit pas simplement d’un traitement égalitaire (juridique), mais d’un qui favorise les pauvres. Il s’agit même d’étudier la culture et les savoirs traditionnels des autres, c’est-à-dire dans le cas de l’Amérique latine, des peuples indigènes et autres cultures. Une véritable éducation interculturelle authentique « ne devrait pas enlever l’indien aux Indiens » (Esteva, 2014, p. 176), au contraire, elle devrait partir de leur savoir ancestral.
Le défi d’une pédagogie interculturelle libératrice doit être posé depuis le bas, car dans le cas des appareils idéologiques de l’État, la seule chose qui se fait est de « transmettre un modèle de comportement, voire une idéologie » (Houtart, 2016, p. 46). Cependant, pour changer les mentalités, il est nécessaire de réaliser un processus pédagogique de connaissance des acteurs sociaux qui, à travers une analyse, permet une meilleure lecture de la réalité où le peuple est sujet et l’éducation va de pair avec les luttes sociales et politiques. En d’autres termes, la culture ne doit pas rompre avec la réalité pour éviter de tomber dans l’idéologie.
Dans le cas de l’Amérique latine, le projet d’interculturalité devrait accueillir et valoriser les épistémologies ancestrales au même titre que les actuelles, afin d’établir un paradigme qui défende la dignité de l’être humain et qui n’obéisse pas uniquement aux lois de la nature et de l’histoire, un aspect durement critiqué par Hanna Arendt.18 Il n’est pas facile d’accorder la catégorie de vérité aux sciences de la nature, parce qu’il n’y a pas de vérités qui aient une validité universelle ; il est plus logique de parler de projets de recherche. Par ailleurs, on sait que le progrès scientifique est déterminé par des intérêts sociaux, politiques et économiques du système qui, la plupart du temps, tente de favoriser le capitalisme mondialisateur. Je trouve opportune l’analyse de Wittgenstein qui affirme qu’« il y a des déclarations qui sortent du champ de la logique et de la science naturelle, qui doivent être qualifiées d’absurdes, dénuées de sens (...), qui sont vides de sens » (Wittgenstein, 2003, p. 26). Cela veut dire que de nombreux problèmes qui ont à voir avec la culture, avec la vie, n’ont pas été abordés ; il y a même des « aspects qui sont au-delà des limites du langage, de l’impensable et de l’indicible » (Küng, 2010, p. 144). C’est là où les disciplines de l’anthropologie, de la sociologie et de l’histoire prennent une importance énorme.
Une nouvelle approche épistémologique ne suffit pas, l’interculturalité doit se défaire d’une éducation qui ne forme que pour fabriquer des outils et des produits, y compris politiques, pour pouvoir satisfaire les besoins du marché ; l’homme n’a alors qu’une seule mission, celle de travailler sans se soucier des problèmes politiques et culturels. La valeur d’échange acquiert plus d’importance que la valeur d’usage.19 Cette ère moderne se caractérise par l’avènement de la machine, la parole n’a pas d’importance ; mais en même temps que les choses sont fabriquées, ce sont les États qui sont également fabriqués et l’éducation qui est l’un des soi-disant appareils idéologiques de l’État, qui devient et se transforme en quelque chose d’exclusivement mesurable et fondé sur le mérite, qui devient idéologique et se met à défendre la politique et les intérêts de l’État.
L’une des tâches de l’éducation interculturelle devrait être celle de connaître les éléments qui ont fondé chaque culture ; il me semble incorrect, par exemple, de présenter l’histoire de manière fragmentée, empêchant ainsi les étudiants de se sentir fiers des trésors de leurs traditions. Dans le cas des étudiants de Chimborazo - Équateur, ils ne devraient pas étudier uniquement les conquérants européens, mais aussi ceux qui se sont battus pour défendre leur culture, dont les fameux héros de l’indépendance, y compris leur passé religieux et leur héritage culturel. On leur parle des guerres mais on ne leur explique pas les contextes dans lesquelles elles ont eu lieu ni quelles en ont été les causes. Un autre problème vient du fait qu’on ne leur enseigne pas à débattre, il est nécessaire de les initier aux problèmes pluralistes des sociétés contemporaines.20 Cependant, le débat public des citoyens n’est pas suffisant, un cadre juridique est nécessaire pour protéger les sans-droits, qui sont généralement les communautés indigènes et d’ascendance africaine.
5.Le droit d’avoir des droits
C’est dans les années 1990 que surgit en Amérique latine une plus grande préoccupation pour l’interculturalité du point de vue juridique, c’est-à-dire une nouvelle façon de comprendre l’autre d’un point de vue positif ; d’une certaine manière, il s’agit d’équilibrer et d’améliorer les relations entre les différents groupes dans le but de construire une « société juste, équitable, égalitaire et plurielle » (Walsh, 2009, p. 41). Il est question d’étudier, de remettre en question et, espérons-le, de rompre avec l’influence hégémonique de la culture dominante et d’essayer de reconstruire la vie des peuples.
La plupart des pays d’Amérique latine ont incorporé le thème du pluri ou multiculturalisme dans leurs Constitutions ; c’est le cas du Nicaragua, du Guatemala, du Mexique, du Venezuela, de la Colombie, du Pérou, de l’Équateur, de la Bolivie, du Brésil, du Paraguay et de l’Argentine. Ce sont surtout la Bolivie et l’Équateur qui ont assumé un plus grand engagement par rapport à leurs constitutions politiques étatiques ; cela représente un effort pour introduire la notion d’interculturalité dans leurs Constitutions.21 Dans le cas de l’Équateur, l’article 2 de la Constitution parle d’un État pluriculturel et multiethnique, qui respecte et stimule le développement des langues équatoriennes, le castillan est la langue officielle tandis que le quechua, le shuar et autres langues ancestrales sont d’usage officiel dans les peuples indigènes. Cependant, aucune loi ne protège les terres des peuples autochtones d’Amazonie, les programmes scolaires et académiques des lycées et universités n’incluent pas les savoirs ancestraux comme matière, les langues ancestrales ne font pas l’objet d’un apprentissage obligatoire et sont en voie de disparation.
Un projet interculturel est fondamental pour la construction d’un État unitaire social de droit plurinational communautaire, un État fondamentalement différent,22 un État interculturel qui ne se limite pas uniquement au problème indigène ou afro, mais prend en compte la diversité culturelle qui existe dans un territoire, où la justice et l’éducation sont des piliers fondamentaux pour construire une société plurielle et interculturelle où la coexistence entre personnes différentes est possible. C’est le cas du Mexique où des réformes constitutionnelles ont été faites en 1992 et en 2001, dans lesquelles il est reconnu que la « Nation mexicaine a une composition multiculturelle basée à l’origine sur les peuples indigènes » (Hernández, 2007, p. 186).
Le fait qu’un État soit déclaré pluriculturel signifie qu’il a l’obligation de « garantir les bases de la reproduction culturelle des différents peuples et, en particulier, d’assurer leur défense contre les agressions de la modernité économique et de l’hégémonie culturelle » (Houtart, 2013, p. 66). Dans le cas équatorien, pour construire une société interculturelle, il est urgent de promouvoir un travail de justice sociale contre l’exclusion et l’exploitation de la part des riches et des entreprises nationales et internationales, ainsi que de favoriser la promotion de lois écologiques et sociales plus strictes pour que les colons qui exploitent les mines ne détruisent pas l’écosystème,23 afin qu’il n’y ait pas de contradiction entre un État pluriculturel et la permissivité de l’exploitation pétrolière et d’autres ressources, en particulier dans les régions où vivent des paysans et des populations autochtones.
Outre les droits environnementaux, il est essentiel que la pluralité ait un cadre juridique constitutionnel, où les indigènes, dans le cas de l’Amazonie équatorienne, puissent défendre et préserver leurs territoires contre les multinationales étrangères et les institutions nationales afin qu›ils ne soient pas expulsés de leurs terres ancestrales. Il n’y a pas d’institutions qui défendent frontalement les droits de ceux qui ne peuvent pas toujours exercer leurs droits. S’il n’y a pas d’engagement institutionnel, tout discours sur l’interculturalité court le risque de tomber dans un folklorisme essentialiste. L’interculturalité doit avoir une base juridique afin que les autochtones ne soient pas piétinés dans leur culture, leur savoir et leur vie quotidienne. L’égalité n’est donc pas un simple désir de bons citoyens, c’est le droit à être respecté et à respecter ses semblables, c’est rompre avec le paradigme de division entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, de sorte que l’égalité, sauf dans certaines confessions chrétiennes, n’existe que dans l’espace politique, un lieu où les citoyens interagissent les uns avec les autres dans un environnement pluraliste, germe de la communauté et du pouvoir en tant que participation citoyenne.
Il faut une Constitution qui non seulement déclare la plurinationalité, mais aussi la liberté d’expression et même un autre type d’action, de mouvement et de participation, afin que leur culture, leur environnement, leurs valeurs et leurs savoirs soient défendus et protégés. En outre, les lois ne doivent pas être élaborées par et avec des spécialistes, mais naître des besoins des communautés autochtones, d’en bas, depuis les bases. Ces dernières ne doivent pas être de simples admiratrices ou adeptes, mais participer activement et être les protagonistes de l’interculturalité. Ce sont les peuples autochtones qui doivent remettre la Constitution au gouvernement et non l’inverse ; c’est le mécanisme à travers lequel ils se protègent contre les injustices, et l’objectif doit être la liberté. La loi doit être le lien durable qui unit les hommes, les peuples, les nationalités, ce n’est pas une imposition, mais un accord qui évite la violence, de sorte que les lois soient en mesure de créer de nouvelles relations entre les citoyens qui viennent d’arriver et ceux qui, depuis des temps immémoriaux, vivent dans un lieu déterminé. Les lois doivent avoir la capacité de protéger des injustices dont peuvent souffrir les minorités, les peuples et les cultures qui ont été exclus pendant des siècles. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de déterminer qui sont les exclus, les pauvres en droits qui sont complètement soumis, ou ceux qui bénéficient de certaines protections juridiques, et ceux qui sont complètement exclus, sans droits légitimes.
Comme nous pouvons le voir, l’interculturalité touche l’aspect de la légalité, du fait que, par exemple dans le cas des peuples autochtones, ils « ont le droit d’avoir des droits » (Arendt, 2002, p. 68), puisque seul celui qui est protégé par la loi de l’État est un citoyen à part entière et, par conséquent, peut vivre bien. Au contraire, tous ceux dont les droits ne sont pas respectés sont exposés à toutes sortes de persécutions et de marginalisation créées et promues par des groupes de pouvoir économique et politique.
Par conséquent, l’interculturalité n’est pas seulement une question d’être, d’identité, mais de la capacité d’action de la personne, de ce qu’elle fait, de son activité publique liée au problème des citoyens, qui doivent être respectés et accueillis dans leur diversité culturelle. Compte tenu de l’hétérogénéité de la réalité latino-américaine, il pourrait être utile d’écouter John Rawls qui, après avoir accordé une importance particulière au principe des libertés fondamentales, ce qui signifie que chaque citoyen est égal devant la loi, prend en compte également le principe de la différence. Cela veut dire que la justice en tant qu’équité, telle que la conçoit Rawls, doit donner la priorité aux cultures, aux communautés et aux exclus, parce qu’ils se trouvent dans une situation de désavantage par rapport aux groupes plus puissants. Rawls nous rappelle que les États courent le risque de voir la réalité comme un ensemble homogène, où tous les citoyens se trouvent dans une situation d’égalité, et de l’appliquer aux communautés autochtones et aux minorités existantes dans différentes latitudes. D’une certaine manière, ces minorités exclues méritent une plus grande attention de l’État d’un point de vue juridique et même économique.
6. Une culture politique participative
La plupart des discours sur l’interculturalité parlent de dialogue, mais il existe le risque de tomber dans une attitude démagogique de bonnes intentions et même d’engagements d’ordre juridique. Pour cela et pour d’autres raisons, certains penseurs considèrent que tant qu’il n’y aura pas d’égalité sociale et que la lutte des classes continuera d’exister, il sera difficile que cet idéal d’interculturalité devienne une réalité. Il est bien connu que les abus économiques exercés par le capitalisme sur les classes pauvres ont constitué une menace pour l’interculturalité. En ce sens, le péruvien Fidel Tubino (1909-1973), estime que :
L’asymétrie sociale et la discrimination culturelle rendent impossible un dialogue interculturel authentique. C’est la raison pour laquelle il ne faut pas commencer par le dialogue mais par la question des conditions du dialogue (...), il faut exiger que le dialogue entre les cultures soit avant tout un dialogue sur les facteurs économiques, politiques (...). Pour que le dialogue soit réel, il faut commencer par rendre visible les causes du non-dialogue, ce qui implique nécessairement un discours de critique sociale (Tubino, 2005, p. 5).
Comme on peut le voir, Tubino introduit ici le critère politico-social qui est fondamental pour tout dialogue, afin que ce ne soit pas du pur folklorisme romantique avec des caractéristiques essentialistes. Il s’agit donc de construire une politique publique plurielle et participative et, avec cela, une égalité sociale entre les acteurs du dialogue inclusif. Il est difficile que les pauvres et les riches s’assoient pour dialoguer s’il n’y a pas un intérêt commun et s’il existe une division de classes entre les participants, car leurs intérêts sont opposés. Pour cette raison, selon Tubino, l’interculturalité doit être un projet éthique et politique capable de créer une culture politique participative, capable de promouvoir et de générer un dialogue et une interaction entre les différentes cultures, et l’aspect contextuel des problèmes socio-économiques et politiques fait partie du dialogue.
Le philosophe et théologien suisse Josef Estermann, qui a fait des recherches remarquables au Pérou et en Bolivie, insiste sur les processus de décolonisation à travers l’indépendance politique des pays colonisateurs, mais dans le contexte de l’expérience politique et culturelle des peuples cela n’a guère changé, au contraire, les Constitutions n’ont pas construit une politique de libération des minorités culturelles et des classes dominées.24
Dans le contexte de l’Amérique latine, il y a un besoin urgent d’une philosophie interculturelle qui déconstruise les paradigmes colonialistes existants dans l’imaginaire des habitants qui maltraite les pauvres, les femmes et ceux qui ont un teint foncé. Par conséquent, le défi interculturel et tout ce qui prétend aller dans ce sens ne doivent pas tant s’orienter vers le problème métaphysique et ontologique mais plutôt vers tout ce qui concerne les aspects économiques, sociologiques, culturels, et la question politique (cette dernière est absente de la proposition d’Estermann).
Par rapport au phénomène de l’interculturalité, Estermann considère qu’il est prioritaire d’analyser les « asymétries socio-économiques, de genre, et culturelles » (Estermann, 2014, p. 12), à partir desquelles il cherche à articuler une théorie prioritaire qui intègre le problème économique et ses asymétries, la polarisation entre riches et pauvres, les inclus et les exclus, les colonisateurs et colonisés, de sorte que le discours interculturel ne reste pas seulement intentionnel. Il est cependant très difficile que les colons s’assoient à une table de dialogue avec les peuples autochtones.
Comme on peut l’observer, Estermann situe l’interculturalité non seulement comme un problème culturel, mais aussi, et fondamentalement, comme un problème économique ; c’est-à-dire qu’il est difficile de parler de relation, de dialogue et de respect culturel quand il existe des différences de classes, car c’est toujours la culture de celui qui détient le pouvoir économique qui se placera au-dessus de celle qui est en situation de désavantage économique et social. Dans ce contexte, la contribution de François Houtart est très opportune et pertinente car il considère le problème de l’interculturalité comme un élément essentiel dans la construction du bien commun universel.
De nombreux pays se sont engagés dans le projet d’énergie verte avec l’utilisation d’agrocarburants qui implique la nécessité d’acquérir des millions d’hectares de terres de la part des multinationales pour leurs monocultures, puis la destruction des forêts et l’utilisation de produits fertilisants qui finissent par contaminer l’environnement, avec de graves conséquences pour les communautés autochtones qui se voient obligées de quitter leurs terres ancestrales pour se déplacer vers les grandes périphéries des villes où elles perdent leur culture et leurs savoirs ancestraux.25
Il n’est pas question de séparer l’être humain de la nature, car il existe une relation intime entre les deux : la nature est la mère (Pachamama) qui permet de bien vivre (sumak Kawsay). Il est également urgent de privilégier la valeur d’usage plutôt que la valeur d’échange, étant donné que les biens doivent satisfaire les besoins de l’être humain, et pas seulement l’objet de la transaction, de la valeur d’échange. A ce sujet, on peut citer l’importance de l’analyse du prêtre jésuite Francisco Xavier Clavijero (1731-1787), précurseur de l’indigénisme au Mexique, qui, dans une critique à De Paw, déclare que les mexicains ne pouvaient pas être considérés barbares seulement pour le fait de ne pas utiliser de monnaie frappée, la clé se trouvant dans l’usage et non dans le matériel physique, ni dans la fonction technique de la frapper. Les mexicains se servaient de la fève non comestible de cacao comme monnaie mexicaine d’usage commun qui était :
Le signe représentatif de la valeur de toute marchandise. Le cacao permettait en outre que la numération soit divisible, ce n’était pas du simple troc puisqu’il s’agissait de prélever des quantités, de les multiplier ou les réduire selon les besoins ; n’étant pas comestible, il était permanent comme le métal, ce n’était pas une cacahuète mais une semence utile (Clavijero, F.X., Historia Antigua de México, p. 61; cité par Aspe (2014, p. 198)).
Clavijero montre ainsi que les mexicains avaient d’autres types de monnaies qu’il ne faut pas considérer uniquement comme quelque chose de matériel, mais plutôt en voir l’abstraction rationnelle qui reflète le degré de culture et le developpement de ces peuples. Les habitants de Rome, de la Perse et les Hébreux n’avaient eux-mêmes pas de monnaies pour leurs opérations et l’usage de transactions, on observe qu’ils « étaient civilisés » (Clavijero, XXX, p. 197).
Comme nous l’avons vu jusqu’ici, les cultures ne sont ni des pièces de musée ni des paysages indigènes, elles doivent avoir la priorité dans les « politiques de développement durable », non seulement parce qu›elles peuvent générer de la rentabilité mais aussi parce qu’elles peuvent contribuer à la cohésion sociale, en tant qu’instances de développement durable.26 Dans cette optique, les cultures, tout en ayant une relation avec la nature, ne sont pas intouchables, elles se recréent. En même temps elles s’adaptent peu à peu aux besoins des sociétés et sont en mesure de contribuer à la politique quand elles sont participatives et solidaires.27
Les rencontres entre cultures n’ont guère été pacifiques et elles continuent d’être conflictuelles ; cependant la richesse culturelle de nombreux peuples d’Amérique latine est remarquable. On y observe une symbiose de cultures qui se manifestent dans la musique, la danse, la nourriture, la religion, et même dans le domaine économique et politique. En outre, les religieux de l’ère coloniale, en plus de leurs tâches pastorales, enseignaient le castillan et devaient apprendre les langues autochtones ; on peut même observer que de nombreux mots ont été incorporés au castillan surtout quand il s’agissait d’expliquer la vision du monde, leur cosmovision.
Conclusion
Pour conclure cette réflexion, qui bien sûr n’épuise pas toute la question de l’interculturalité, nous pouvons dire qu’il est important d’insister sur la création d’espaces dans lesquels toutes les cultures, les savoirs, les spiritualités et les philosophies puissent contribuer au bien commun de l’humanité ; pour cela, il est nécessaire de décoloniser les imaginaires à partir d’une lecture et d’une interprétation éthiques de la réalité, où convergent les acteurs en relation avec la « nature, la production des bases de de la vie et l’organisation démocratique » (Houtart, 2013, p. 65). Que chacun parle sa langue et pense par lui-même. Il faut promouvoir un dialogue interculturel ouvert, qu’il y ait d’abord un échange entre les cultures marginales ou celles du sud, qu’elles s’enrichissent mutuellement de leurs sagesses et de leurs épistémologies. Il est également important que les cultures ne soient pas considérées comme des pièces de musée, comme quelque chose de passé ; elles sont vivantes au sein d’une société ; néanmoins, elles sont également sujettes à des changements et à des transformations permanentes. Pour promouvoir cet enrichissement mutuel il faut que convergent différents éléments, tels que des événements académiques, la création de centres d’artisanat, etc. et que les médias sociaux non seulement informent, mais aussi soient en mesure de créer des espaces pluralistes et démocratiques.
Les responsables de la promotion de l’interculturalité devraient provenir de ces mêmes cultures, et être les acteurs et les protagonistes de ce processus, afin que celui-ci ne se fasse pas d’en haut mais depuis la base, depuis les organisations sociales et les autres groupes dissociés des intérêts politiques partisans qui ne favorisent pas une culture participative et de dialogue. Il faut instaurer une autre manière de pensée et d’agir qui défende les pauvres, les cultures indigènes et la nature. Cependant, il ne s’agit pas seulement de défendre l’environnement écologique, mais aussi la vie physique, biologique, psychologique et sociale; la dignité de la vie humaine.
Le défi de l’interculturalité est de récupérer les trésors épistémologiques perdus, de se pencher sur l’histoire des exclus, de leur rendre la parole, la capacité d’agir et de vivre dans un environnement pluriel. Nous devons nous défaire du Christophe Colomb présent dans l’esprit de beaucoup afin de reconstruire l’estime de soi intellectuelle des pauvres qui ont été considérés comme dénués de raison. Cependant, il y a eu des efforts considérables depuis les luttes paysannes, sociales et indigènes pour faire de l’interculturalité une réalité, à partir d’une nouvelle philosophie, d’une éducation libératrice et d’une approche légale et constitutionnelle qui accorde des droits à ceux qui ne les ont pas.